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Le féminisme haïtien face aux défis numériques : interview exclusive avec Athalie Lindor

Le féminisme ‘en Haïti’, marqué par une dynamique complexe et des débats animés, fait face à de nombreux défis, amplifiés par des événements difficiles et des polémiques sur les réseaux sociaux. Bien que le pays soit toujours secoué par le meurtre de Mika Moril, une jeune femme tuée par son ex-partenaire à Léogâne, les polémiques entourant FRANCOU, une influenceuse, ont mis en évidence la division entre les différentes factions du féminisme haïtien. Dans ce contexte, nous avons eu l’occasion d’interviewer Athalie Lindor, sociologue, criminologue et militante féministe, pour aborder ces questions, démystifier certains aspects de la lutte féministe en Haïti et essayer de comprendre les défis auxquels le mouvement est confronté aujourd’hui.


Contexte historique et social du féminisme haïtien

img_2220-1 Le féminisme haïtien face aux défis numériques : interview exclusive avec Athalie Lindor

1.1. Comment décririez-vous l’évolution du mouvement féministe en Haïti au fil des années ?

Athalie Lindor : Parler du mouvement féministe haïtien revient à parler surtout d’une série d’actions politiques menées par certaines femmes à un moment donné dans l’histoire. De ce fait, deux approches dominent l’histoire du mouvement féministe haïtien : l’une suppose que son origine remonte à l’époque coloniale, où des groupes de femmes luttaient contre l’esclavage. Cette approche a permis de saisir l’avortement et l’empoisonnement des colons comme formes de lutte à vocation féministe, parce qu’elles ont permis aux femmes de se réapproprier leur corps. L’autre approche considère la création de la Ligue Féminine d’Action Sociale (LFAS) en 1934 comme point de départ du mouvement féministe haïtien. Cette structure, composée d’éléments issus de la petite bourgeoisie haïtienne, a joué un rôle clé dans l’histoire de la lutte des femmes dans le pays. Les membres de cette organisation ont milité en faveur de l’avancement physique, moral et intellectuel des femmes haïtiennes.

1.2. Quelles sont, selon vous, les spécificités culturelles qui influencent les combats féministes en Haïti ?

Athalie Lindor : On ne peut pas parler de vagues quand il s’agit du mouvement féministe haïtien, contrairement au féminisme occidental. Le mouvement féministe haïtien fait corps avec toutes les luttes politiques qui ont été menées jusque-là. Les femmes ont toujours pris part pour aborder les problèmes spécifiques aux femmes. C’est le cas en 1986, où un appel à manifester a été lancé par des militantes. Cette marche a réuni plus de 30 000 femmes. De plus, en 1990, à la suite de la première élection de Jean-Bertrand Aristide et du coup d’État militaire, les abus envers les femmes ont augmenté drastiquement. En réaction, les organisations féministes ont dénoncé ces abus tout en sensibilisant les femmes sur la question.

Le féminisme à travers les réseaux sociaux

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2.1. Comment percevez-vous l’utilisation des réseaux sociaux comme plateforme pour promouvoir le féminisme en Haïti ?

Athalie Lindor : Il est un fait que la parole féministe s’est fortement propagée dans l’espace numérique. Le web et les réseaux sociaux sont devenus des lieux pour défendre l’égalité entre les sexes. Comme tout espace, il y a des enjeux. Mais, par-dessus tout, je trouve intéressant que les réseaux sociaux offrent cette possibilité : celle de s’exprimer. Et, de mon point de vue, parler est avant tout un acte de résistance. Donc, une forme de pouvoir.

2.2. Selon vous, pourquoi les débats autour du féminisme deviennent-ils souvent polarisés sur ces plateformes ?

Athalie Lindor : Les réseaux sociaux offrent cette possibilité. La parole devient libre. N’allez pas croire que, parce que c’est un espace numérique, les enjeux ne sont pas de taille. Parler de l’égalité des droits revient aussi à remettre en question certains privilèges. Ce n’est pas sans raison que certaines personnes émergent comme antiféministes. C’est une lutte de pouvoir. Comme je l’ai dit plus haut, autant que vous ayez la parole, autant que vous avez du pouvoir.

2.3. Que pensez-vous de la divergence d’opinions entre les jeunes générations et les plus âgées sur les questions féministes ?

Athalie Lindor : Le mouvement féministe en soi n’est pas un mouvement homogène. De plus, même si l’objectif reste clair, les besoins — selon chaque catégorie de femmes — sont multiples. Pour moi, il est tout à fait normal que les générations aient des divergences de point de vue sur la question.

L’affaire Mika Moril et les violences conjugales

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3.1. Le meurtre de Mika Moril a choqué de nombreuses personnes. Pourquoi, selon vous, la voix des victimes comme elle n’est-elle pas toujours entendue, malgré les signalements ?

Athalie Lindor : Malheureusement, le meurtre de Mika est l’un parmi tant d’autres où l’on a l’impression que les femmes sont de plus en plus négligées en ce qui a trait à leurs droits humains. En fait, on ne peut pas prétendre prescrire des solutions miracles. Encore moins quand il s’agit des droits des femmes. Il faut repenser les bases mêmes de la société. Je veux parler surtout de nos institutions (les écoles, l’église, la famille).

3.2. Que faudrait-il changer dans la société haïtienne pour mieux protéger les femmes contre les violences conjugales ?

Athalie Lindor : Les violences conjugales, comme toute autre forme de violence, ont leurs racines dans les normes sociales préétablies au sein de notre société. De ce fait, à court terme, les lois peuvent constituer des outils assez puissants pour contrecarrer ces crimes.

Polémique autour de Francou et critiques du féminisme

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FRANCOU, l’influenceuse

4.1. La récente polémique autour de Francou et de ses publications a suscité des réactions variées, y compris des critiques de certains cercles féministes. Quel est votre point de vue sur ces critiques ?

Athalie Lindor : L’affaire Francou devrait nous servir de point d’ancrage pour réfléchir. Pourquoi une femme, avec autant de facilité, n’a-t-elle pas hésité à critiquer un mouvement qui protège ses droits ? Je vais le redire encore une fois : autant que les hommes aient besoin de se faire rééduquer, il en est de même pour les femmes. Car, si les hommes ont été éduqués pour dominer, les femmes ont été éduquées pour accepter cette domination. De mon point de vue, ses propos sont tout à fait compréhensibles. Maintenant, l’idée ne devrait pas être de la blâmer, mais de la ramener vers la lumière (la connaissance). Malheureusement, les divergences d’opinions et ce constant rapport de force entre les différentes protagonistes sur les réseaux sociaux ne laissent pas beaucoup de place à cette forme de rééducation.

4.2. Comment conciliez-vous la nécessité de maintenir des valeurs fondamentales tout en naviguant dans une société où les opinions divergent ?

Athalie Lindor : Je reste ferme sur ma position : nous (les femmes), à part nos différences en termes de couleur de peau, de statut social, de beauté, de moyens économiques, sommes sur le même bateau. Notre ennemi commun reste et demeure le système patriarcal. Nous devons simplement être prudentes pour ne pas perdre de vue notre cible.

Réflexion sur les valeurs du militantisme féministe

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5.1. Dans une conversation précédente, vous avez mentionné que “tout militant devrait avoir des valeurs fondamentales non négociables”. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là et comment cela s’applique au militantisme féministe en Haïti ?

Athalie Lindor : Les valeurs peuvent varier d’une personne à une autre. Toutefois, il est important, quand tu dis être féministe, de refléter des valeurs qui correspondent à ce que tu prônes comme militante. Je veux citer, par exemple, le respect, la dignité, la compassion, l’égalité et l’empathie. Cette dernière est cette capacité à s’identifier à autrui dans ce qu’il ressent. Pour moi, c’est fondamental. Je ne peux pas m’ériger en maître juste parce que j’ai des connaissances théoriques sur le sujet. Je n’ai pas le droit de m’opposer non plus à une fille qui dit ne pas vouloir être féministe ou qui aime l’idée d’être femme au foyer. Au contraire, c’est la raison d’être de notre lutte : offrir aux femmes la possibilité de faire des choix conscients. Moi, je dis souvent : à chacun son rythme, sa compréhension du mouvement. On ne peut pas imposer à personne d’être féministe. C’est avant tout un choix politique.

5.2. Quelle est votre vision d’un militantisme féministe durable en Haïti, et comment pensez-vous que les jeunes femmes peuvent s’y engager de manière constructive ?

Athalie Lindor : Personnellement, je n’ai pas une vision claire de ce qu’est le militantisme féministe durable en Haïti. Comme je viens de le dire, à chacun sa manière de faire, tant que cela reflète les valeurs du mouvement.

Défis et perspectives

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6.1. Quels sont, selon vous, les plus grands défis auxquels les féministes haïtiennes sont confrontées aujourd’hui ?

Athalie Lindor : Notre plus grand défi, malheureusement, est avant tout un défi sociétal. On ne peut pas ignorer les problèmes politiques qui rongent la société depuis trop longtemps déjà. De ce fait, on ne peut pas prétendre résoudre quoi que ce soit sans une stabilité politique.

6.2. Quelles sont les opportunités que vous voyez pour l’avenir du mouvement féministe en Haïti, en particulier en ce qui concerne l’éducation et la sensibilisation ?

Athalie Lindor : Pour répondre à la deuxième question, les opportunités sont floues. Toutefois, ce n’est pas une raison pour ne pas continuer les sensibilisations. Et, pour ma part, les réseaux sociaux sont actuellement notre plus grand atout.

Propos recueillis par la rédaction de HPost5

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About Ansky Hilaire

Ansky Hilaire, écrivain haïtien contemporain, explore l'identité et la culture haïtienne à travers ses œuvres littéraires et poétiques. En 2020, il a remporté le prix de Palmes Magazine de l’écrivain de la région. Juriste, journaliste, enseignant et titulaire d'un certificat en Rédaction de propositions de Subventions (ACP) au programme Transcultura de l'UNESCO.

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