On en vient à se demander : sommes-nous condamnés à vivre ainsi, dans cette déchéance monstrueuse ?
Les ruelles du pays, principalement celles de Port-au-Prince, deviennent des pages blanches où se gravent les sombres sentiments de quelques-uns, visibles aux yeux de tous. Le silence en est le ton, les murmures deviennent le rythme – chuchotements d’une peur, de l’autre et de soi-même. Certains évitent de reprendre le refrain des pauvres, le chant antonyme des « déplacés ». Pourtant, les mots ne nous manquent pas. Le drame s’impose comme le genre dominant de ces histoires écrites chaque jour sur les trottoirs des quartiers populaires ou ce qu’il leurs reste de trottoirs. Certains préfèrent la légèreté d’une intrigue courtisane, d’autres la gravité d’une balle fatale. Dans la circulation sociale, les rencontres sont marquées par la méfiance ; beaucoup restent cloîtrés dans leur confort. Et si le soleil devait témoigner, il aurait bien des choses à révéler. Mais seuls les murs murmurent le sang muet.
Nous nous trouvons à un carrefour périlleux, où l’espérance de vie se renouvelle chaque vingt-quatre heures. L’État, garant des droits de son peuple, se doit de protéger chacun, selon un contrat tacite évoqué par des philosophes comme John Locke, Thomas Hobbes, et Jean-Jacques Rousseau dans son célèbre Contrat social. C’est une obligation envers ses citoyens, dictée par des valeurs universelles, égalitaires et socio-culturelles.
Mais où est-il, cet État ? Son absence nous expose cruellement, nous laissant seuls face à la dérive. Ici, la sécurité apparaît comme un concept illusoire. Nul n’échappe à l’ombre d’Anubis, et nul ne peut prétendre jouir pleinement de ses droits. Pourtant, nous restons silencieux, face à cette confiscation arbitraire de notre vie. C’est comme si nous étions morts mille fois, pour paraphraser Youssoupha.
En voyage d’une ville à une autre, j’appris qu’un jeune homme venait de perdre la vie dans un accident de la route. La nouvelle circulait comme une simple rumeur, sans susciter d’émotion particulière, tant la mort semble, ici, se fondre dans nos habitudes, comme une teinte morbide de notre quotidien. Pourtant, un détail me frappa : il était mort pour une misérable somme de 25 000 gourdes. L’ambulance l’avait abandonné, le jugeant perdu, parce que ses parents n’avaient pu rassembler l’argent nécessaire pour son transfert vers un autre hôpital.
Alors, est-il mort ou a-t-il perdu sa vie ? Je pense que c’est bien la seconde option. Ce drame me laissa méditatif, éveillant en moi un questionnement lancinant sur notre condition humaine. Comment en sommes-nous arrivés là ? La dignité humaine, dépouillée de son essence, semble n’être qu’un concept creux dans notre société. Nous vivons sur une terre où la liberté paraît piétinée, où même le droit à la vie est conditionné par l’argent.
On en vient à se demander : sommes-nous condamnés à vivre ainsi, dans cette déchéance monstrueuse ?
Une crise systémique gangrène la nation depuis des décennies, et ce silence passif semble sans fin. Le droit à la santé, bien que consacré par notre Constitution du 29 mars 1987 comme un principe inaliénable, imprescriptible et fondamental, est aujourd’hui bafoué par notre irresponsabilité individuelle et collective. Quand ces pertes cesseront-elles ? Mourir n’a plus rien de noble, car chaque jour, nous traversons ce carrefour dangereux. Qui peut encore prétendre vivre dans cette société sans prendre position ?
Wesly SAINTIL
Étudiant à la Faculté de Droit de Jacmel
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