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L’histoire ne s’achève pas

 

« À quoi bon ce passé de douleurs et de gloire, Et à quoi bon dix-huit cent quatre […] » 

.— Anthony Phelps

 

En tant que membre de l’équipe de Livres en Liberté, j’ai parcouru de nombreux endroits dans le pays, rencontrant des personnes de tous horizons et discutant de sujets variés : politique, littérature, la montée des prix de l’essence, la rareté du pain, les droits et leurs violations, et bien d’autres thèmes qui animent le quotidien. Mais au-delà de ces conversations qui font vibrer les mots, on retrouve des signes récurrents. Pas des signes divins, non, mais des signes communs, toujours présents, comme les alizés doux-amers qui caressent les côtes du Sud-Est pendant la saison des pluies. Des signes comme le désespoir, la peur, la fuite, l’aversion, et l’indifférence. Parmi eux, il y en a deux qui dominent et s’imposent au peuple.

« Cet État est un monstre à trois têtes. »

.— Witensky Lauvince 

 

Notre histoire, notre culture, notre identité, notre nation tout entière sont menacées de disparaître. Nous vivons une époque où l’espoir n’est qu’une fine poussière suspendue dans des esprits désorientés. La pluie d’espoir n’est qu’une illusion, une simple goutte de fiction pour apaiser les âmes fragiles. La réalité, elle, est son antithèse : un tableau sombre où les saisons de larmes dominent, qu’elles soient humaines ou végétales. Notre terre, jadis perle des Caraïbes, est maculée de sang et d’amertume, et n’a jamais connu une seconde de répit. Nous ne tenons notre existence qu’à un fil, contrôlé par des hommes dangereux.

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Wesly SAINTIL / Eloquentia

 

Certains affirment que cette situation découle d’une ingérence historique : les successeurs de nos pères fondateurs (et pourquoi ne parle-t-on jamais des femmes comme fondatrices ?) n’ont pas su se défendre contre les menaces économiques et politiques qui ont frappé la jeune nation dès son indépendance. Cela serait, selon eux, à l’origine de notre dépendance internationale et de notre incapacité à gouverner efficacement. D’autres avancent une thèse différente, celle d’une survivance historique, enracinée dans une lutte linguistique, identitaire et culturelle. Pour eux, ces valeurs pourraient sauver notre alma mater du chaos. C’est une idée séduisante, bien qu’elle soit née d’un traumatisme historique.

« Il n’est d’absolu que l’épitaphe. » 

.— Makenzy Orcel 

 

Nous ne pouvons pas remonter le temps. L’âme de notre société manque d’un idéal sain, d’une conscience collective assez forte pour nous guider à travers les épreuves et les turbulences du néocolonialisme. Et pourtant, notre résilience naturelle demeure un atout précieux, une flamme où pourrait s’allumer une philosophie commune, façonnée par ce que nous rêvons de devenir en tant que peuple. Il nous faut des êtres dévoués, prêts à hisser notre barque hors de l’abîme. Cessons de chercher les coupables de nos souffrances ailleurs. La vérité est là, sous nos yeux, éclatante, mais nous manquons de courage pour la nommer. Sartre parlerait de “mauvaise foi” en d’autres termes. 

 

La littérature ne m’a mené ni à la magistrature ni au marché, mais elle m’a offert l’immense privilège de voyager, de vivre intensément le présent, de ressentir le poids funeste du chemin tracé pour nous. Elle m’a ouvert la porte de l’essence même de tant de valeurs qui semblent parfois nous échapper en tant que individus : le devoir civique, le savoir-vivre, le respect mutuel, la bienséance, le soutien social, et ce « aime ton prochain comme toi-même » que nous chérissons de loin. Ces valeurs, ensemble, sont le fondement de notre évolution sociale, le ciment d’une véritable cohésion nationale.

Remettre cela en question, c’est interroger l’essence même de l’Haïtien moderne. Aujourd’hui, presque plus personne ne croit à l’élévation de notre pays, quel que soit son âge. Pour la majorité, partir, s’éloigner de cette terre, apparaît comme la solution la plus sensée. Mais face aux réalités humaines des fils et des filles nés sous ces couleurs, l’exode ne peut être la réponse idéale à nos crises sociales.

Après avoir tout perdu, que nous reste-t-il encore ? En repensant au titre marquant du roman de Louis-Philippe Dalembert, Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, il est clair que l’histoire ne s’achève pas ici. Nous avons encore la possibilité de la (ré)écrire, de (re)construire ce qui nous a été arraché par le sang. 

 

Wesly SAINTIL 

Étudiant à la Faculté de droit de Jacmel

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