Entrevue exclusive avec Rebèl Pakamò : « Je n’ai aucun problème avec le peuple américain. »
Dans le cadre du lancement inaugural d’une série de conversations inédites avec des personnalités importantes de la société haïtienne, notamment des artistes, Rebèl Pakamò a accordé une entrevue exclusive à HPOST5 dans laquelle le militant de gauche réaffirme ses positions et fustige le rectorat de l’Université d’État d’Haïti (UEH). Au cours de cet entretien, il aborde également le mouvement de gauche aux États-Unis et d’autres sujets tout aussi importants, notamment sa carrière musicale.
Rebèl Pakamò, de son vrai nom Jean Gardy Clervil, est né à La Gonâve, et a trouvé sa passion pour la musique dès son plus jeune âge. Depuis 2010, année au cours de laquelle il a lancé sa carrière professionnelle, le rappeur et militant de gauche n’a cessé de naviguer dans de nombreuses tendances du rap, selon ses dires. Sa musique aborde des sujets importants tels que la justice sociale, le prolétariat, la lutte contre les discriminations transversales telles que le sexisme, l’homophobie et particulièrement contre les personnes vivant en situation de handicap. Son œuvre est saluée par la critique, notamment par le célèbre écrivain haïtien Lyonel Trouillot dans un article publié par le quotidien Le Nouvelliste le 24 juin 2021.
HPOST5 : Passionné de musique depuis votre enfance, vous avez lancé votre carrière en 2010 en choisissant un style de musique très critiqué à l’époque. Pourquoi ce choix et quand avez-vous réalisé que le rap engagé vous correspondait le mieux ?
Rebèl Pakamò : Depuis l’école, nous formions des petits groupes avec des camarades de classe et donnions des spectacles lors des journées récréatives. Après une longue pause, à la fin des années 2010, soit en 2017, je me suis lancé dans ma carrière solo de rappeur engagé. Ce choix n’était pas seulement lié à mes convictions idéologiques, mais aussi à l’influence d’un mouvement d’art engagé émergeant à l’UEH. Ces créations accompagnaient la lutte étudiante pour la réforme universitaire et la lutte des classes, car elles étaient portées par des étudiants progressistes (de gauche).
HPOST5 : En parlant de réforme universitaire, certains estiment que l’Université doit changer son rôle dans la société, et que les universitaires doivent réfléchir à des mesures pour améliorer l’apprentissage et servir le bien commun, par le respect de la famille universitaire, le respect de l’aspect pédagogique, la préservation des installations et des moyens, la discipline et la responsabilité. Comment avez-vous joué ce rôle ?
RP : La réforme universitaire vise avant tout à améliorer l’enseignement et à orienter académiquement les étudiants pour le bénéfice du pays. Nous voulions une université qui ne soit pas simplement un outil de reproduction du système, mais qui encourage également la critique sociale, permettant aux universitaires de remettre en question la société dans laquelle ils évoluent. Nous voulions une université qui forme des Haïtiens pour le pays, et non des étrangers dans leur propre pays à cause des connaissances acquises. L’université que nous avons est un espace qui crée une grande distance entre les universitaires et les masses populaires, alors que la majorité des membres de la communauté universitaire sont issus des masses populaires. L’UEH, considérée comme l’un des espaces de résistance du pays, a également été touchée par la vague de pacification des espaces de résistance. Et cette pacification a été le fruit d’une représentation universitaire avec des sanctions contre les professeurs, le personnel administratif et surtout les étudiants protestataires. Depuis ces actes de répression, l’UEH a perdu de plus en plus ses capacités de mobilisation, que nous essayions de renforcer, malgré nous. Ce fut une expérience importante, que je laisse derrière moi pour avancer, car le projet est bien plus vaste.
HPOST5 : Une expérience importante que vous avez laissée derrière vous pour avancer, cela voudrait-il dire que vous avez abandonné la bataille, qui consiste à forcer le système à faire marche arrière dans son plan, selon certains d’entre vous, d’exterminer la nation haïtienne ?
RP : Ne pas gagner une bataille ne signifie pas que nous ne devons pas continuer la guerre. Il faut avancer, car certaines victoires futures pourraient entraîner une sorte de « remontada » automatique. Cela signifie aussi que je n’agis pas comme un éternel pleurnicheur à cause de cette expérience.
HPOST5 : Vous dites que l’UEH a progressivement perdu sa capacité de mobilisation depuis ces actes de répression. De quelle nature étaient-ils ? De qui venaient-ils ? Cela signifierait-il que vous abandonnez parce que vous avez peur, Pakamò ? Pas seulement vous, tous ceux qui jadis ont résisté à la mauvaise foi de ceux qui détiennent encore le pouvoir politique, à l’université ou dans l’État en général. Ou pourrions-nous parler de stratégie ?
RP : Il s’agissait des sanctions administratives contre des professeurs et personnels administratifs protestataires. Même la présidente du syndicat des personnels administratifs a été sanctionnée. On a sanctionné plusieurs étudiants protestataires, jusqu’à l’expulsion définitive de 19. Ces sanctions venaient du rectorat et étaient supportées par des professeurs généralement réactionnaires, qui « DOITisent » de jour en jour l’espace universitaire. Généralement on parle des stratégies en public après la victoire finale. Rires.
HPOST5 : Rappeur de gauche, j’aime vous voir ainsi par rapport à vos différentes positions. Certains vous critiquent pour avoir immigré aux États-Unis malgré vos discours contre leur système politique, leur approche politique et leur vision du monde. Comment répondez-vous à ces critiques ? Garderez-vous le même discours sur le sol américain ?
RP : Je n’ai aucun problème avec le peuple américain. Mon désaccord porte sur l’État capitaliste américain, qui représente les intérêts des riches aux dépens des masses populaires. Les États-Unis, comme d’autres pays, ont un mouvement social. Il y a des organisations de gauche, des partis socialistes et communistes, également des syndicats et un grand nombre de prolétaires. C’est d’ailleurs l’un des pays les plus inégalitaires au monde.
HPOST5 : Revenons à votre musique, à votre carrière. Combien de projets avez-vous enregistrés et sortis jusqu’à présent ?
RP : Avez-vous remarqué un changement de discours dans ma dernière musique ? Lol… J’ai sorti plusieurs projets, dont l’EP « Revolisyon » en décembre 2017, l’album « Lètouvèt » en 2019, et la démo « AntolOmaj » en 2022. J’ai également donné des concerts à succès. Mon objectif est de provoquer une transformation radicale de la société, donc je ne peux pas dire que je suis satisfait tant que cet objectif n’est pas atteint. Mais je pourrais dire que je suis fier de tout ce que j’ai réalisé.
HPOST5 : Vous avez laissé votre marque à l’Institut Français en Haïti avec une belle prestation, et cela aussi a fait l’objet de critiques, toujours par rapport à votre position idéologique. Comment réagissez-vous à ces critiques ? Était-ce un signal qui expliquerait votre immigration aux USA, disant que vous êtes désormais capable de faire des concessions stratégiques pour mieux rebondir ?
RP : Même avec une prise de pouvoir par la gauche française, il y aura toujours des Instituts Français dans certains pays dans le monde. Tiken Jah Fakoly fréquente souvent ces espaces. Ça n’enlève jamais son discours contre la politique étrangère de la France. Même en participant à des événements organisés par des institutions étrangères, je reste fidèle à mes convictions. La participation à ces événements ne signifie pas que je fais des concessions sur mes principes.
HPOST5 : Parlez-nous de votre collaboration avec Loranne S. Charles sur « M mande padon ». Pourquoi cet aveu sarcastique ?
RP : J’avais l’habitude d’assister Loranne en concert dans le milieu culturel, surtout au Festival 4 Chemins. Elle est très talentueuse et passionnée de musique. Elle faisait partie de mes choristes, lors de mon dernier concert en Haïti. Après avoir pris la décision de rentrer en studio pour cette musique, je ne voyais que la voix de Loranne pour le refrain. Une invitation qui a été bien accueillie. Je pense que l’ironie est parfois très efficace pour aborder des sujet très sérieux. C’est ce risque que je prends.
HPOST5 : Avez-vous d’autres projets en cours ? Un dernier mot pour le public ?
RP : Je prévois de sortir quelque chose cette année, mais pour l’instant, c’est encore en cours de développement.
Propos recueillis par Ansky Hilaire
Share this content:
En savoir plus sur HPOST5
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Laisser un commentaire