Le poète est l’homme de la plus longue enfance — Witensky Lauvince
Charles Aznavour chantait : « Hier encore, j’avais vingt ans. » Et moi, je crie : « Hier encore, je baignais dans l’innocence (ou presque) de mes sept ans. »
Dans le feuillage de mon enfance, la vie se déroulait pour moi avec la saveur exquise d’un fruit sucré. Le monde tenait aisément dans mes menottes ou dans les yeux de mon père. C’étaient des jours qui coulaient sans trop de heurts avec des joies simples que je ne saurais oublier.
En grandissant, bien des choses ont changé. Des gens aussi, j’ai constaté. Mon petit confort douillet a été remué et je me suis vu enjamber diverses rivières, sans savoir encore que je devrais un jour maîtriser mes propres débordements.
Aujourd’hui encore, je revois des papillons de mon enfance jouer à cache-cache. J’entends encore au fond de mon âme le rire pur de ma mère sous la petite galerie de la cour. Beaucoup d’autres scènes dorment à l’intérieur de moi et se réveillent de temps en temps. Mes petits pieds tapant dans un ballon fait maison, bourré de chaussettes, et en son cœur, un noyau d’avocat ou un pamplemousse. Des jeux puérils inventés pour le seul plaisir du moment. Des gorgées de soleil, au matin, avant tout autre repas. Les histoires de ma mère dans la nuit claire, après les journées remplies.
Je ne sais à quel moment l’humain passe ce seuil invisible qui est censé le mener à la maturité. D’ailleurs, je ne sais pas trop ce que signifie ce mot. Mais du haut de mes responsabilités d’adulte, je me surprends souvent à me poser certaines interrogations : comment quitte-t-on l’enfance ? Est-ce un passage brusque ou un lent processus ? Charles Aznavour chantait : « Hier encore, j’avais vingt ans. » Et moi, je crie : « Hier encore, je baignais dans l’innocence (ou presque) de mes sept ans. »
Avec le cours des années, certaines habitudes se dissipent,remplacées par d’autres. De même, des traditions s’effondrent peu importe la solidité de leurs fondations. Les bouleversements du quotidien et les transformations sociales ne manquent pas d’y ajouter leurs profondes empreintes. Certaines choses s’éclipsent, se glissent subrepticement sous le pont du temps. D’autres résistent tant bien que mal. Et d’autres encore nous sont arrachées avec fracas.
Oui, il y a des changements qui s’insinuent dans nos quotidiens alors que d’autres surgissent telles des tempêtes enragées. Dans les deux cas, nos vies basculent dans le nouveau. Et c’est souvent dans le recul que l’on comprend ce qui a été perdu, ce qui n’est plus. Peut-être qu’en se tirant, tout cela emporte toute une partie de nous. Qui sait ! Le temps est parfois un éclair dans la nuit de l’existence, nous laissant à peine le temps d’admirer la beauté silencieuse de la nature.
On dit souvent que ceux qui ont longtemps marché portent une mémoire parfois trop lourde à soutenir. Pourtant, certaines choses changent si brusquement qu’elles laissent des traces même chez les plus jeunes. Il ne faut pas forcément être âgé pour porter en soi des fragments d’histoire. Jeunes ou vieux, ceux qui ont traversé des âges, des secousses, des ruptures, en gardent la mémoire.
Les événements que je m’apprête à évoquer ne remontent pas àdes siècles lointains. Ils ne relèvent pas d’une époque révolue ou d’années-lumière de nous. Je n’ai pas encore franchi la barre de la trentaine. La plupart se situent dans ce territoire tendre et vaste qu’on nomme enfance, jusqu’à mes quinze ans. Léogâne, ma ville natale nichée à quelque 30 km de la capitale, est le berceau de ces souvenirs qui me bercent encore.
J’ai quitté Léogâne aux alentours de mes douze ans pour m’installer à Port-au-Prince. Là aussi, des moments inoubliables m’ont façonné. L’enfant en moi s’est frotté à l’homme que je devais devenir. Pourtant, il subsiste en moi cet éternel enfant. Comme disait le poète : « Le poète est l’homme de la plus longue enfance. »
Il m’est venu l’idée de replonger dans les eaux du passé, à travers une chronique que je publierai régulièrement. Dans ce carnet de réminiscences et de nostalgie, j’égrènerai surtout, ou du moins dans un premier souffle, les souvenirs culturels et sociaux qui m’ont marqué dans ma ville natale. Il s’agit de tout un cortège occupant les moindres détours de ma mémoire, accompagnant les incertitudes du lendemain, le long déroulement des jours. Ce sera une traversée à travers le temps, pour faire revivre ce qui fut et tendre un miroir. Une manière aussi pour moi d’épousseter la mémoire, assiégée chaque jour par mille faits divers et les horreurs du monde qui menacent de mettre en déroute notre humanité.
De mes expériences intimes à celles plus vastes, d’une communauté transformée ; des lieux disparus à ceux qui existent à présent sous d’autres formes, je tenterai de raconter.
Parce que je ressens l’urgence de coller ces morceaux de vie quelque part. De les consigner avant que le poids de l’âge et des responsabilités n’estompe à jamais leurs éclats dans ma mémoire. Pour paraphraser Brigitte Giraud : « Dire vite. »
Dire ces instants qui n’existent plus, mais qui vivent encore en moi, je ne sais pour combien de temps. Dire ces lieux métamorphosés par les années, par les mains du temps et celles des hommes. Dire ces évènements qui, autrefois, nous exaltaient et nous réunissaient…
Aux ainés, peut-être reconnaîtrez-vous un passé commun dans ces pages qui suivront, dans ce petit train d’hier. Aux plus jeunes, peut-être découvrirez-vous un monde dont il ne vous reste que des vestiges et des briques que vous questionnez. À bientôt !
Photo : CLZ
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