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« Combien de nuits m’as-tu volées, ciel ? » : Une lettre à mon ami Je Pie (Jefferson Pierre)

Jeff, mon cher ami,

Cela fait longtemps que je t’écris, bien trop longtemps. Cette lettre, la deuxième que je t’envoie depuis que tu es parti, est peut-être plus difficile à écrire que la première. Le quartier n’est plus ce qu’il était. Depuis ton départ en juillet 2019, tout semble avoir changé. Je sais, on dit souvent que c’est nous qui changeons, que le monde continue sans nous attendre. Mais je crois sincèrement que c’est toi qui as emporté avec toi une part de ce quartier que nous aimions tant.

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Lofensky, Ansky, Réginald, Shedline, Hector, Alexis, Je Pie (Défunt Jefferson Pierre), Babas et Moriset, à Grotte Anacaona, Léogâne, en 2017.

Sans toi, j’ai vu tant de têtes qui baissent, tant de visages qui perdent l’espoir de porter un jour des chapeaux, comme tu disais si bien. Le sourire d’antan a disparu, effacé par la lassitude et l’angoisse. Ma mère, elle aussi, t’a suivi cette année-là, en décembre. Comme si l’année 2019 avait décidé de m’enlever tout ce qui me restait. Quelques mois après ton départ, elle a fermé les yeux pour toujours, rejoignant cette même brume où tu erres maintenant.

Les enfants ont grandi, tu sais. Mais ils ne sont plus les mêmes. Ils ont oublié nos traditions, ou peut-être les nient-ils volontairement. Leurs regards se tournent vers d’autres horizons, des terres où ils ne se reconnaissent pas. Et puis, tellement de nouveaux venus ont décidé de s’installer ici. Ce quartier, notre quartier, ne nous appartient plus vraiment. Nous, les fils de cette terre, avons de moins en moins de place. Ce que nous construisions ensemble s’effrit sous le poids de l’oubli et de l’indifférence.

Tu te rappelles de Chinica, la petite sœur de Miken qui vit au Chili? Elle a disparu en mer. Personne ne sait où elle est, ni ce qu’il est advenu d’elle. Et comme une mauvaise nouvelle ne vient jamais seule, Kokobe, ton cousin, a perdu un fils. Je ne sais même pas si c’était son premier. Le malheur semble se répandre sans fin depuis ton départ.

Mon ami, j’ai essayé, tu sais. J’ai voulu porter tes rêves, les faire vivre comme tu les portais. Mais c’était trop lourd. Trop lourd pour mes épaules fatiguées, trop lourd pour un cœur déjà brisé. Et pourtant, je m’en veux. Parce que je sais que c’est une excuse, une façon de m’éviter la vérité : je n’étais pas aussi fort que toi. Je ne l’ai jamais été.

img_4352-1 « Combien de nuits m’as-tu volées, ciel ? » : Une lettre à mon ami Je Pie (Jefferson Pierre)
Caricature de Je Pie

J’ai souvent envie de revenir dans le quartier, de revoir les lieux où nous avons grandi, où nous avons ri, où tu étais. Mais pourquoi revenir si tu n’es plus là pour m’accueillir ? Le quartier n’est plus le même, et sans toi, je ne le reconnais plus. C’est comme si je revenais dans un lieu qui n’existe plus, dans un souvenir trop distant pour être vrai.

Tante Marie, la mère de Alezy, a eu un AVC, tu sais. Elle est encore là, mais à peine. James, ton vieux compagnon d’échecs, celui qui te mettait toujours en échec et mat avec ce sourire malin, il est parti lui aussi. Il t’a suivi dans l’au-delà. Tout le monde semble te suivre, comme si tu ouvrais un chemin que nous ne pouvons éviter, Jeff !

Alors voilà, cher ami. Je t’écris tout cela, avec le cœur lourd, mais aussi avec une sorte de soulagement. Peut-être que quelque part, là où tu es, tu liras ces mots et comprendras mieux ce que je n’ai jamais su te dire de ton vivant.

Combien de nuits m’as-tu volées, ciel ?

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About Ansky Hilaire

Ansky Hilaire, écrivain haïtien contemporain, explore l'identité et la culture haïtienne à travers ses œuvres littéraires et poétiques. En 2020, il a remporté le prix de Palmes Magazine de l’écrivain de la région. Juriste, journaliste, enseignant et titulaire d'un certificat en Rédaction de propositions de Subventions (ACP) au programme Transcultura de l'UNESCO.

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