Les décorations creuses
Il faut bien le dire, même si cela dérange : la littérature est devenue, pour certains, une mise en scène. Un théâtre de pacotille. Une parade où les masques crient plus fort que les visages. Où l’on s’applaudit entre imposteurs, avec des rires de carnaval au cœur des ruines.
Il y a, dans ce pays, une fatigue de ceux qui aiment vraiment les mots. Fatigue de voir des vitrines sans boutique, des voix sans souffle, des titres sans texte. On se réveille un matin et voilà qu’un nouveau « poète » est né. Il n’a jamais versé une goutte d’encre, jamais mordu dans une nuit blanche, jamais relu une phrase jusqu’à s’en écœurer. Mais il sait se donner un titre. Et ça suffit. Pour lui. Et pour le spectacle.
Le mot de Debord revient comme un glas : le spectacle. Le mensonge maquillé en vérité, la posture plus que le parcours, le décor sans la douleur. Tout est là : image, statut, présence numérique, petit cercle de flatteurs interchangeables. Mais l’œuvre ? Absente. L’absence même grimée en présence.
Il y a ceux qui suent. Ceux qui saignent. Ceux qui écrivent avec la peur au ventre et l’angoisse de ne pas être à la hauteur des mots. Et il y a les autres. Les abolotcho du champ littéraire. Ceux ou celles qui ne se sont jamais perdus dans une pièce de théâtre mais en revendiquent la couronne. Ceux qui parlent fort dans les radios et les scènes ouvertes mais n’ont jamais tenu un livre jusqu’à la fin. Ceux qui se proclament formateurs, sans formation, slameurs sans slam, romancier sans roman ; dramaturges, sans drame ; écrivains, sans écrit.
Ici à Jacmel, je les vois. Je les entends. Je les subis. Et parfois, je me retiens d’en parler.
Je ne défends ni une chapelle, ni un cénacle d’initiés. Je ne suis pas gardien de temple. Je sais que chacun a le droit de rêver, de tenter, de se chercher et de se perdre. Mais je parle d’éthique. De rigueur. De cette lente marche qu’est le métier d’écrire. Je parle de ceux qui lisent avant de parler, qui travaillent avant d’enseigner, qui doutent avant de s’exposer.
Je parle de fidélité aux textes. Et à soi-même. Car il y a un scandale tranquille, presque sournois, à voir ces vendeurs de vent occuper les chaises, alors que ceux qui ont appris à se taire par respect pour la langue n’ont même pas de banc. Il y a une violence douce, presque indolore, à voir l’ignorance se promener avec l’arrogance pour complice. On n’entend plus le silence des vrais lecteurs. On n’écoute plus les lenteurs qui font les grandes œuvres. On veut tout, tout de suite : le titre sans le livre, le prestige sans l’effort, la scène sans le mot.
Moi, je lis lentement. Je marche dans les phrases. J’apprends encore à écouter un texte. Et je continue à croire que la littérature est une chose sérieuse. Qu’elle mérite qu’on lui sacrifie quelque chose : une facilité, une illusion, un faux titre. J’écris parfois comme si on dépose une pierre sur une tombe. Avec pudeur. Avec rage.
Alors oui, parfois, j’ai envie de dire : assez. Qu’on éteigne les spots. Qu’on fasse le silence. Qu’on laisse la littérature respirer. Car pendant que certains jouent au poète, le vrai poème se meurt dans l’indifférence. Pendant que certains gesticulent sur les réseaux (ce qui n’est pas mauvais à certain niveau), le vrai théâtre se tait, faute d’acteurs. Et pendant que certains s’imaginent penseurs, la pensée, elle, cherche refuge dans les marges.
Ici, la posture a remplacé la parole. Le miroir a remplacé le livre. Mais il y aura toujours quelques voix – entêtées, minuscules, vivantes – pour dire non. Pour rappeler que l’écriture, ce n’est pas une performance, c’est une présence. Que la littérature, ce n’est pas un rôle à jouer, c’est une manière d’habiter le monde. Sans imposture. Et que ceux ou celles qui n’ont pas de jardin éthique ne viennent pas péter dans les fleurs de Neruda.
Crédit photo : CLZ
Share this content: