«…l’amour, une fois encore, m’a ressuscité » – Entretien avec Clauvell Jr Louis Jean

Ansky Hilaire reçoit le romancier haïtien Clauvell Jr Louis Jean, installé aux États-Unis, alors que paraît récemment son troisième roman « Au nom du père, du fils et des saints-martyrs » aux Éditions Julien Hilaire. Dans ce roman, Clauvell Jr Louis Jean remet en question les héritages familiaux, la culpabilité et la possibilité du pardon.


Au nom du Père, du Fils et des Saints Martyrs est un roman écrit en français. Son auteur, Clauvell Jr. Louis Jean, né à Cité Soleil, a grandi dans les quartiers populaires de Port-au-Prince, loin des cercles littéraires. L’œuvre plonge ses racines dans une Haïti intime, douloureuse et secrète, marquée par des drames familiaux, des non-dits et des péchés anciens. Le narrateur, confronté à un secret familial enfoui depuis l’enfance, entreprend une quête de vérité qui prend la forme d’un lent dévoilement. Clauvell décrit ce retour aux origines comme un processus douloureux : « Ce que les pères n’ont pas dit finit souvent par exploser dans la chair de leurs fils. »Le roman interroge la transmission invisible de la culpabilité, les blessures qui s’insinuent dans le corps et dans le langage. « À un moment donné, j’ai compris que je portais en moi une douleur qui n’était pas la mienne », écrit l’auteur. Au nom du Père, du Fils et des saints martyrs dépeint ce qu’il appelle « la justice silencieuse du passé » : comment les actions non dites, les secrets enfouis, finissent par contaminer l’avenir.


I. BIOGRAPHIE & PARCOURS

img_3618-1-1024x991 «…l’amour, une fois encore, m’a ressuscité » – Entretien avec Clauvell Jr Louis Jean

HPost5 : Peux-tu nous parler de ton lieu de naissance, de ta famille, et de ton enfance ? Quels souvenirs t’ont le plus marqué ?

Clauvell Jr Louis Jean : Je suis né à l’hôpital Sainte-Catherine, à Cité Soleil — qui relevait alors de la juridiction de La Croix-des-Bouquets. J’ai grandi à Marin, dans la plaine du Cul-de-Sac, et c’est là que s’est écoulée toute mon enfance, et une grande partie de ma vie d’adulte. Mon enfance fut simple, modeste, mais profondément heureuse. Je n’ai jamais manqué de l’essentiel : l’amour inconditionnel de mes parents, cette richesse silencieuse que rien ne remplace.

Je suis l’aîné de deux enfants ; j’ai une sœur.
Ce que je retiens avec le plus de force de ces années, c’est l’innocence précieusement entretenue par mes parents, une candeur qui m’a permis de vivre chaque étape de la vie sans brûler les étapes, sans pressentir trop tôt la violence du monde.

HPost5 : Quel a été ton parcours scolaire et universitaire ? Qu’est-ce qui t’a conduit à étudier les Lettres modernes ?

Clauvell Jr : Je n’ai fréquenté qu’un établissement scolaire : Fleurettes de mon Parterre pour le primaire, et le Collège Mixte Myosotis pour le secondaire. Deux noms, un seul établissement. Cette institution faisait partie d’un tissu communautaire où tout le monde se connaissait. L’impression que j’avais, jour après jour, était celle de grandir au sein d’une grande famille élargie.

Quant à mes études universitaires, je dois dire qu’elles furent largement influencées par deux figures de mon quartier. L’un était agronome, l’autre, un normalien-avocat. Tous deux étaient issus de milieux semblables au mien, et par le biais de l’université, ils étaient parvenus à forger leur propre destinée. Je me suis vu en eux. C’est pourquoi j’ai tenté les concours d’entrée à la FAMV et à l’ENS. L’opportunité s’est présentée pour cette dernière, et je m’y suis lancé sans hésiter.

HPost5 : Tu as poursuivi des études à Paris 8. Pourquoi avoir choisi ce master en littérature et transculturalité ? Et pourquoi avoir arrêté ?

Clauvell Jr. : Pour être tout à fait honnête, à l’époque, je ne poursuivais pas de vocation littéraire clairement définie. Mon objectif était simplement d’obtenir un master. Étudier en France représentait un rêve, une échappatoire, un nouveau souffle. C’est cette perspective qui m’a poussé à m’inscrire au concours.

Mais lorsque j’ai appris, après mon admission, que le projet de mobilité internationale vers la France était suspendu, mon enthousiasme s’est effondré. Le contexte pandémique, les cours à distance, l’absence de perspective concrète ont achevé de me démotiver. J’ai abandonné après l’admission en deuxième année, sans regret mais avec la sensation d’un rendez-vous manqué.

II. VIE AUX ÉTATS-UNIS & VIE PERSONNELLE

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HPost5 : Qu’est-ce qui a motivé ton départ vers les États-Unis ? Comment vis-tu cette transition ?

Clauvell Jr Louis Jean : Jamais les États-Unis ne m’avaient attiré. Mon horizon d’adolescent était peuplé d’images de France, de Sorbonne, de cafés littéraires. J’aurais juré que c’était là que mon avenir se jouerait. Mais la vie, avec sa douce ironie, m’a offert un autre détour. J’ai rencontré une femme admirable qui a bouleversé le cours de mon existence. Elle ne pouvait venir à moi, retenue par les tensions politiques et l’insécurité. Alors je l’ai suivie. Depuis, nous nous sommes mariés, et une petite fille est venue compléter le tableau. Je vis cette transition avec douceur. Je m’adapte. J’apprends. Mais surtout, j’aime. Ces deux êtres formidables me donnent une raison d’être, une boussole dans ce nouveau monde.

HPost5 : Tu es marié et récemment devenu père. Comment vis-tu cette nouvelle paternité ? En quoi cela a-t-il transformé ta vision du monde et ton rapport à l’écriture ?

Clauvell Jr. : J’ai toujours été habité par une certaine sensibilité. Je crois que c’est un préalable pour qui veut créer. Autrefois, mon écriture se déployait avec une sorte de désinvolture. Les sujets étaient variés, les formes légères.

Puis, en mars 2022, j’ai perdu ma mère. Ce fut un séisme intérieur. J’ai cessé d’écrire, ou plutôt je n’ai plus écrit que des textes imprégnés de mélancolie et de silence. La vie avait perdu sa saveur. Mais l’amour, une fois encore, m’a ressuscité. Mon mariage m’a ramené à la lumière. Et la naissance de ma fille a réenchanté mon regard. Depuis, tout est poésie. Je me découvre une voix nouvelle, plus fragile, plus vraie.

HPost5 : En tant que père et mari, quels sont tes espoirs pour ta famille dans ce nouveau contexte de vie ?

Clauvell Jr : Je crois profondément que la famille reste le dernier rempart dans un monde qui vacille. Les temps sont incertains, parfois hostiles, mais la présence de ceux qu’on aime transforme la peur en courage et l’inquiétude en foi. Lorsque je contemple ma femme et ma fille, je pense à cette phrase d’Émeline Michel : « Genyen rezon pou m ta plenyen, men m pito konte tout sa m genyen. » Et je choisis de compter mes bénédictions.

III. CARRIÈRE LITTÉRAIRE

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HPost5 : Quand et comment t’es-tu découvert une vocation d’écrivain ?

Clauvell Jr Louis Jean : J’ai commencé à écrire par orgueil, peut-être, ou par désir de prouver que moi aussi, j’avais quelque chose à dire. Je n’étais pas doué en sport. Je n’excellais pas en mathématiques. Mais j’aimais lire, passionnément. C’est de cet amour de la lecture qu’est née, presque naturellement, ma pulsion d’écriture. D’abord pour séduire — les filles de ma classe, surtout. Puis pour exister. Aujourd’hui, j’écris pour affirmer. Pour témoigner. Pour laisser ma trace dans le tumulte du monde.

HPost5 : Tes trois livres publiés forment-ils selon toi une cohérence thématique ou stylistique ?

Clauvell Jr : Je ne planifie pas une œuvre selon une ligne directrice précise. Je choisis souvent le texte qui me semble le plus abouti au moment de publier — même si, en réalité, aucun texte ne l’est jamais tout à fait. J’écris plusieurs projets en parallèle. Et pourtant, une cohérence s’impose, malgré moi. Elle est là, sous-jacente, dans les obsessions qui reviennent, les blessures qui persistent, la voix qui s’affine. Le lecteur attentif percevra cette évolution.

HPost5 : Quelles sont tes influences littéraires majeures (en Haïti et ailleurs) ?

Clauvell Jr : Mes influences sont multiples. En Haïti, je me nourris des textes de Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, René Depestre, Dany Laferrière… À l’étranger : Ernest Hemingway, Charles Bukowski, entre autres.
Je lis tout, sans discrimination. Même les bandes dessinées. Tout texte, pour peu qu’il soit habité, m’enseigne quelque chose.

HPost5 : Comment définis-tu ton style d’écriture ? Te sens-tu proche de certains auteurs ou courants ?

Clauvell Jr : J’écris dans le désordre. J’empile les phrases comme on jette des cailloux dans un puits. Puis je reviens. Je trie. Je cisèle.

Je cherche d’abord à dire. Ensuite à bien dire.
Mon style est un mélange de chronique et de poésie. Je me sens proche de Lyonel Trouillot par sa densité lyrique, et de Dany Laferrière par sa fluidité désinvolte. J’aspire à cette alchimie : dire vrai, et le dire avec grâce.

IV. SUR AU NOM DU PÈRE, DU FILS ET DES SAINTS-MARTYRS

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HPost5 : Comment est née l’idée de ce roman ? Combien de temps t’a-t-il fallu pour l’écrire ?

Clauvell Jr Louis Jean : L’idée de ce roman s’est imposée dans la douleur. En mars 2022, ma mère est décédée. Une perte brutale, insondable. Les mots, longtemps, m’ont fui. J’étais en rupture avec moi-même. Mais l’écriture, toujours, revient. En juin 2022, j’ai pris la plume comme pour terminer ce roman que j’ai commencé il y a quatre ou cinq ans à l’époque. Pas encore pour guérir — mais pour comprendre. Pour rendre hommage. Il m’a fallu un an et quelques mois pour achever le manuscrit. Ce fut un processus lent, organique. Le texte a poussé comme une plante dans la pénombre, cherchant la lumière.

HPost5 : Pourquoi ce titre ? Quelle est sa portée symbolique ?

Clauvell Jr : Ce titre m’est venu très tôt. Au nom du père, du fils et des saints-martyrs détourne volontairement une formule religieuse bien connue. Je voulais interroger le sacré dans ce qu’il a de plus intime, mais aussi de plus cruel. Le « père », dans le roman, n’est pas Dieu. C’est un homme, une figure d’autorité, un fantôme parfois. Le « fils » est à la fois l’héritier et le sacrifié. Quant aux « saints-martyrs », ce sont tous ceux qui tombent sans bruit, dans les marges de l’Histoire. Ce titre est un cri. Un hommage aussi. Une manière de faire entrer le profane dans le champ du sacré.

HPost5 : Le livre est très centré sur le rapport père-fils. Peut-on y voir une part autobiographique ?

Clauvell Jr : Tout roman est une forme de mensonge vrai. Oui, j’y ai mis beaucoup de moi. Mais je n’ai pas écrit ma vie. J’ai écrit une vie possible. Un condensé de douleurs et d’interrogations que beaucoup pourraient faire leurs. Le père du roman n’est pas mon père. Mais il en porte certaines colères, certains silences. Quant au fils, il est un peu moi, beaucoup les autres. J’ai voulu creuser cette relation, parce qu’elle dit beaucoup de notre société : le poids de l’héritage, l’absence, la transmission, les failles que l’amour ne comble pas.

HPost5 : Peux-tu nous dire quelques mots sur le personnage de Reynald ? Comment l’as-tu construit ?

Clauvell Jr : Le juge Reynald est né d’une contradiction : celle d’un enfant qui cherche l’amour d’un père qu’il n’a pas vraiment connu, tout en devenant père à son tour. Il est à la fois victime et responsable, fragile et violent, silencieux et brûlant. Je ne l’ai pas « construit » au sens classique du terme. Il s’est imposé à moi. Au fil des pages, il a pris chair. Parfois, je ne le comprenais pas. D’autres fois, je le jugeais. Puis je l’ai laissé vivre. Ce personnage me hante encore. Parce qu’il dit ce que beaucoup taisent : la peur de ne pas être à la hauteur, le poids du deuil, l’échec de la tendresse.

HPost5 : On sent dans ton écriture une grande sensibilité poétique, mais aussi une forme de violence sourde. Comment navigues-tu entre ces deux pôles ?

Clauvell Jr : C’est exactement cela : j’écris à la frontière de la douceur et de la rage. Le monde est trop dur pour qu’on en fasse une berceuse. Mais il est aussi trop beau pour qu’on en fasse une plainte. J’essaie d’habiter ce paradoxe : dire la beauté du monde sans ignorer ses blessures. Et inversement, dire la douleur sans oublier la lumière. La poésie me permet cela. C’est une langue qui laisse passer l’indicible. Elle n’adoucit pas toujours — mais elle éclaire.

V. REGARDS SUR HAÏTI ET LA LITTÉRATURE

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HPost5 : Quelle a été ta méthode de travail pour ce roman ? Avais-tu une structure préétablie ? As-tu beaucoup réécrit ?

Clauvell Jr : Je n’ai pas de méthode figée. J’écris souvent en fragments. Je commence par des images, des scènes isolées, des phrases volées au silence. Puis j’essaie de tisser des liens. Pour ce roman, je savais que je voulais raconter une filiation brisée, un exil intérieur, une quête de pardon. Le reste est venu par vagues.

J’ai beaucoup réécrit, oui. Je suis un écrivain lent. Chaque mot compte. Chaque silence aussi. Il m’arrive de passer une journée sur une phrase. Non par perfectionnisme, mais par respect pour le texte.

HPost5 : Quelle place occupent la religion, la spiritualité ou la foi dans ce roman ?

La religion traverse le roman comme un souffle ambigu. Elle est à la fois refuge et carcasse. Beaucoup de mes personnages prient. Mais leurs prières ne les sauvent pas toujours. Je m’interroge, à travers eux, sur le rôle de la foi dans une société en crise. Est-elle un outil de libération ? Un opium ? Un héritage creux ?

Personnellement, je me sens proche d’une certaine mystique. Je crois que l’invisible structure nos vies plus qu’on ne le croit. Mais je refuse les dogmes, les certitudes étroites.

HPost5 : Ce roman est publié chez Les Éditions Julien Hilaire, une jeune maison haïtienne. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Clauvell Jr : Je crois en la littérature haïtienne. Pas seulement dans son passé glorieux, mais dans sa jeunesse vivante, audacieuse, portée par des plumes nouvelles. Choisir une maison haïtienne, c’est un acte politique, culturel et affectif. C’est dire : nous pouvons produire, éditer, diffuser nos propres voix, sans attendre l’approbation de l’extérieur. J’ai eu un coup de cœur pour Les Éditions Julien Hilaire. Leur projet, leur professionnalisme, leur sensibilité m’ont convaincu.

HPost5 : Comment le livre a-t-il été reçu jusqu’ici ? As-tu eu des retours marquants ?

Clauvell Jr : Les retours sont encore récents, mais déjà très forts. Certains lecteurs m’ont écrit des messages bouleversants. D’autres m’ont dit s’être reconnus dans le juge Reynald, ou dans la douleur de la mère. C’est ce que je cherche en écrivant : créer des ponts. Offrir un miroir. Si un seul lecteur se sent moins seul après m’avoir lu, alors j’ai réussi.

HPost5 : As-tu des projets littéraires en cours ?

Oui. Plusieurs. Je travaille sur un recueil de poésie qui s’intitulera peut-être Prière pour les vivants. Et un autre roman, plus ample, plus lumineux peut-être. Mais je prends mon temps. L’écriture, pour moi, n’est pas une course. C’est un chemin.

Propos recueillis par Ansky Hilaire

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Ansky Hilaire, écrivain haïtien contemporain, explore l'identité et la culture haïtienne à travers ses œuvres littéraires et poétiques. En 2020, il a remporté le prix de Palmes Magazine de l’écrivain de la région. Juriste, journaliste, enseignant et titulaire d'un certificat en Rédaction de propositions de Subventions (ACP) au programme Transcultura de l'UNESCO.

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