« La poésie contemporaine vit son moment » — Entretien avec Wesly Saintil
Nous avons rencontré Intellect’Art, de son vrai nom Wesly Saintil, à l’approche du Festival des Îles qui Marchent et de sa sélection comme membre du jury du concours Poésie en Liberté 2025. Une belle occasion de revenir, en quelques questions, sur les grandes étapes de son parcours : de ses premiers textes écrits dans l’intimité de sa chambre à ses engagements culturels à Jacmel, en passant par ses rêves d’édition et par son rôle en tant que l’un des principaux acteurs de la réalisation de ce grand festival à Jacmel.
I. Parcours et premières influences
HPost5 : Peux-tu nous raconter comment est née ta passion pour la littérature et l’écriture ?
Wesly Saintil : Ma passion pour la littérature est née dans l’intimité, loin des regards. J’ai commencé très jeune, peut-être en sixième année, par quelques rimes d’adolescent. De lettres d’amour maladroites à des vers engagés, c’est vraiment au début du secondaire que l’écriture est devenue un moyen de mieux me comprendre, ainsi que les autres. Pourtant, il m’a fallu du courage. Je me souviens d’un moment difficile, lors d’un cours de littérature où j’ai dû réciter un de mes textes. Ce fut un échec, mais un aîné, Derby S. Saint Fleur, m’a rassuré. Il m’a dit que je pouvais faire mieux. Je ne sais pas si j’ai vraiment suivi son conseil, mais ses mots m’ont marqué. Il a été un modèle, un ami, dont j’attends encore un commentaire sur mes créations. Un échec, mais qui a participé à ma transformation. C’est depuis ma chambre que mes vers ont pris leur envol, rebondissant jusqu’aux échos pâles de l’école. Cette même année, j’ai enregistré mon tout premier texte : Ma vie et la vie. Dès lors, animé par une passion nouvelle, j’ai commencé à explorer nos pionniers littéraires, tout en me familiarisant avec les classiques français. Depuis, j’utilise mon stylo à la fois comme expression et comme thérapie. Les thèmes engagés, les questions sociales, la nostalgie — ce sont mes points d’ancrage en tant que simple citoyen.
HPost5 : D’où vient ton pseudonyme Intellect’Art ? Quelle idée cherches-tu à transmettre à travers lui ?
WS : Ce surnom, je le traîne depuis le primaire. À l’époque, en plus d’écrire, je dessinais un peu. Mais surtout, j’étais souvent intimidé parce que j’utilisais un vocabulaire un peu différent pour m’exprimer. Ce qu’on appelait une “plaisanterie intellectuelle” est devenu, peu à peu, un surnom que j’ai choisi d’assumer. Un jour, lors d’un devoir en sciences sociales, un professeur m’a félicité et a prononcé exactement ce mot que d’autres utilisaient pour se moquer de moi. C’était un tournant. En commençant le slam, j’ai allié les deux dimensions de mon identité : Intellect pour ma façon d’analyser et de penser, Art pour mon rapport à la création. Ce pseudonyme, Intellect’Art, m’a accompagné tout au long de mon parcours scolaire. En terminale, inscrit en LLA, j’ai même suivi des cours de peinture et de solfège. En arrivant à l’université, j’ai pris mes distances avec certaines formes d’art, mais mon attachement à l’écriture, lui, reste intact. C’est là que tout a commencé, et c’est encore là que je me retrouve.
HPost5 : Tu étudies le droit et tu écris de la poésie : comment ces deux univers se nourrissent-ils chez toi ?
WS : Il me semble avoir basculé de l’autre côté. Depuis quelque temps, je me consacre davantage à l’écriture de nouvelles qu’à la poésie. Pourtant, je garde avec cette dernière une relation intime et constante. Qu’il s’agisse d’articles ou de récits narratifs, la poésie est toujours là, en filigrane. Non pas pour imposer une forme, mais être dans le dire juste et efficace. J’essaie de faire naître des images fortes, de porter les émotions à ma manière. Ce n’est pas écrire de la poésie autrement — c’est vivre mes créations à travers elle. Pour moi, la poésie est un outil nécessaire. Quant au droit, il a été un choix pur, évident. Un monde complexe, mais fascinant. Plaider au nom des plus faibles, contribuer à l’édifice judiciaire : c’est un rêve, non pas d’acteur principal, mais de participant lucide et engagé. Parfois, la réalité me dégoûte, et ma discipline est traînée dans la boue. Pourtant, je continue de croire à la possibilité d’avoir un monde plus juste. En somme, la poésie et le droit sont deux univers distincts, mais ils participent tous deux à la construction de l’être que j’aspire à devenir.
II. Reconnaissance et distinctions

HPost5 : Tu viens d’être sélectionné comme membre du jury du concours Poésie en Liberté 2025. Qu’as-tu ressenti en recevant cette nouvelle ?
Wesly Saintil : C’est comme la chute d’une nouvelle : un événement inattendu. Je ne m’y attendais pas vraiment. Pourtant, j’étais curieux de savoir si ma candidature avait été retenue. Cette sélection m’a donné un vrai boost — une envie renouvelée de continuer dans mes lectures, de travailler encore plus qu’avant. Au fond, évoluer vient de soi… mais aussi de ce qui nous entoure. Chaque fois qu’on a envie de tout laisser tomber, il faut se demander : pourquoi je tiens encore debout ? Il faut aussi savoir sur qui s’appuyer. Mais la première force, celle qui nous fait avancer, c’est nous-mêmes. Les autres ne viennent qu’en complément.
HPost5 : Quel regard portes-tu sur la poésie contemporaine francophone, particulièrement celle des jeunes auteurs ?
WS : La poésie contemporaine vit son moment. La liberté dont disposent les créateurs d’aujourd’hui joue un rôle essentiel dans l’évolution de cet art. Les sujets ont changé, le contexte aussi, mais tous ces textes s’inscrivent dans un même champ : celui de la valorisation de soi, la mise en lumière de la couleur locale, l’exploration de l’imaginaire qui nous construit et la célébration de nos joies communes.
HPost5 : Tu participes également à un atelier dirigé par Gary Victor. Qu’attends-tu de cette expérience collective ?
WS : Ce que j’attends le plus aujourd’hui, c’est d’être publié. Je ne l’ai jamais été, malgré mes nombreuses contributions. C’est à la fois un avantage et un désavantage. L’avantage, c’est que je peux encore répondre à des appels à textes réservés aux auteurs inédits. Le désavantage, c’est ce sentiment de rester, concrètement, un simple lecteur — pas encore un auteur à part entière. Cela ne m’empêche pas pour autant d’œuvrer dans le domaine, de réfléchir à ses enjeux, d’en comprendre les mécanismes. Le monde littéraire est un espace exigeant, mais profondément créatif. Et dans ce monde, la singularité — la voix propre — compte énormément.
III. Engagements culturels et projets

HPost5 : Tu es très actif dans la coordination d’événements culturels. Comment arrives-tu à concilier tes engagements littéraires, associatifs et tes études en droit ?
WS : Au fond, tout cela est presque une seule et même chose pour moi. Parfois, les choix sont difficiles, et il faut faire de vrais sacrifices. Cette année, j’ai vécu une expérience colossale. Elle m’a révélé mes faiblesses, mes forces, et surtout, elle m’a beaucoup appris. Pour donner le meilleur de soi, pour créer une œuvre authentique, il faut se saigner, mais aussi la vivre intensément. C’est seulement après qu’on peut savoir si cela en valait la peine. De nature, je m’investis entièrement dans ce que j’entreprends. Ces expériences ont élargi ma vision du monde. De Jacmel à Petit-Goâve, de Grand-Goâve aux Cayes, j’ai croisé des réalités pleines de contradictions. Et je sais que je suis encore loin d’avoir tout saisi. Je suis encore en chemin, loin des paradigmes fixes.
HPost5 : Quelles sont les ambitions du Festival des Îles qui Marchent ? En quoi ce projet te semble-t-il important pour la jeunesse littéraire haïtienne ?
WS : Je ne suis pas encore en mesure de dire jusqu’où ce projet peut aller, mais c’est une initiative pleine de promesses. Elle vise à valoriser l’espace dans lequel nous évoluons en tant que peuple, à interroger les rapports que nous entretenons avec les autres voisins de la Caraïbe, et le regard qu’ils portent sur nous. C’est une alternative qui se donne pour mission de réfléchir aux diversités qui nous façonnent autant qu’aux points communs qui nous relient. L’espace antillais, et plus largement caribéen, est une source inépuisable d’inspiration et d’imaginaire. Mais l’enjeu, c’est de porter ces histoires au-delà des frontières, de faire entendre nos voix sans les diluer. Donc, ce festival fait ce qu’il peut pour jeter les ponts entre ces mondes.
HPost5 : Tu as aussi formé des jeunes en narration. Que cherches-tu à transmettre par ces formations ?
WS : C’était une belle opportunité qui m’a été offerte, et moi aussi j’ai bénéficié de ce programme. À mon époque, la narration n’était pas vraiment mise en avant — et j’ai toujours souhaité l’intégrer. Aujourd’hui, c’est ma façon de contribuer à la genèse d’auteurs de textes narratifs dans la ville. Parce que oui, il en manque cruellement, et ils sont encore trop peu nombreux.
Jacmel, en tant que ville construite par des mythes et légendes, porte en elle une empreinte forte de poésie. Et je ne suis pas contre cela — bien au contraire. Mais il est aussi important d’explorer d’autres genres, sans les opposer. Nous avons d’excellents poètes, quelques romanciers de renom… mais il manque une réelle transmission, une génération active, prête à porter le flambeau.
IV. Vision et avenir

HPost5 : Tu parles souvent de renforcer l’esprit critique et de lutter contre le prêt-à-penser. Comment l’écriture et la culture peuvent-elles y contribuer ?
Wesly Saintil : « La culture, c’est ce qui nous reste quand on a tout perdu » — dit-on souvent. L’écriture, elle, est la mémoire et le miroir du peuple. La culture évolue, change, se transforme, parfois même disparaît — c’est grave, mais il faut le dire. Et seule une plume peut porter ce poids, avec toute la beauté qu’elle déploie dans son envol.
Il ne peut y avoir de culture vivante sans trace — qu’elle soit orale ou écrite. L’une et l’autre participent pleinement à la valorisation, à l’archivage et à l’évolution de nos identités. En d’autres termes, culture et écriture sont les piliers de notre mémoire collective, les gardiennes silencieuses de notre histoire.
HPost5 : Comment vois-tu ton rôle dans la scène littéraire haïtienne actuelle et future ?
WS : Je me vois comme une personne qui, bien que modeste, peut apporter une contribution significative à la valorisation et à l’évolution de cette culture. Je ne suis qu’au début de mon parcours ; laissons l’histoire tracer la toile qu’elle souhaite. Mais je serai un complice dont elle ne pourra se défaire. Parce qu’il faut des relations, des liens solides, pour que naissent des fruits succulents.
HPost5 : Quels sont tes projets à venir – personnels ou collectifs ?
WS : Je n’ai pas encore un projet défini, complet en soi. Je butine de fleur en fleur pour en faire peu à peu le mien. Toutefois, je reste ouvert à la collaboration. Je m’investis, je rêve aux côtés de celles et ceux qui ne s’endorment pas. Je veux beaucoup apprendre avant de me lancer pleinement. Un récit commence toujours par une situation initiale, et non l’inverse. Mon projet, c’est de collaborer, d’apprendre de moi-même et des autres. Et au moment opportun, je ne laisserai pas passer ma chance.
HPost5 Bonus — Quelle question attendais-tu ou aurais-tu aimé qu’on te pose ici, et qu’on ne t’a pas posée ?
WS : Est-ce que je pense que ma voie est la meilleure, vu le contexte socio-culturel ? — Et la réponse, c’est : je ne sais pas encore si c’est la meilleure voie. Peut-être qu’un jour, j’aurai une réponse claire. Mais pour l’instant, c’est ma manière à moi de dire les choses, de partager le peu que j’ai avec les autres.
Propos recueillis par Ansky Hilaire
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