La terre sur laquelle je me tiens, notre terre, est devenue un royaume des ombres, où la peur règne en maître et où nos rues sont les couloirs d’une maison hantée, tous fuyant des douleurs qu’on ne peut ni nommer, ni oublier. Nous sommes otages de ce pays devenu cage, et les murs de nos quartiers familiers tremblent sous la marche de ceux que le chaos a fait rois.
Cher ami,
Cela fait longtemps que nous n’avons échangé nos mots, comme des graines semées au vent, espérant qu’elles prendront racine quelque part dans nos âmes. Depuis ta terre lointaine, tu ne reconnaîtrais sans doute plus celle qui m’abrite – ou peut-être devrais-je dire celle qui me tolère. Ici, j’habite le pays des sans-abri, où chaque visage croisé est celui d’un exilé, arraché de ses terres, de sa maison, de ses familles et de de ses ami.e.s, poussé par des vents sombres venus des quartiers de Port-au-Prince où le chaos a pris racine. On dit que ce sont des hommes, ces ombres qui s’arment, mais ils sont comme des tempêtes de sable qui chassent la vie de chaque recoin de ce pays.
Et pourtant je sens que je dois t’écrire pour te décrire ce que nous vivons ici, comme une bouteille jetée dans l’océan de ton exil. La terre sur laquelle je me tiens, notre terre, est devenue un royaume des ombres, où la peur règne en maître et où nos rues sont les couloirs d’une maison hantée, tous fuyant des douleurs qu’on ne peut ni nommer, ni oublier. Nous sommes otages de ce pays devenu cage, et les murs de nos quartiers familiers tremblent sous la marche de ceux que le chaos a fait rois. La peur est devenue une compagne constante, elle s’immisce jusque dans les ombres des arbres, et même leurs branches tremblent comme des feuilles d’automne, craignant de perdre ce qui leur reste. Solino, ce quartier dynamique où la vie circulait autrefois librement, est maintenant entouré, pris d’assaut par les gangs de l’État qui ne connaissent ni pitié ni remords. Des familles entières sont emprisonnées dans leurs propres maisons, avec des fenêtres fermées comme des paupières qui refusent de s’ouvrir. C’est un étrange crépuscule qui est tombé, un voile noir qui plonge chaque rue dans un silence lourd et menaçant.
Plus loin, vers l’Arcahaie, la situation n’est guère différente. Là-bas aussi, les gangs ont planté leurs racines, des racines noires qui asphyxient le sol et étouffent les rêves de ceux qui y vivent. Des familles comme la nôtre, des amis d’enfance, se cachent désormais derrière des murs qui frémissent sous le bruit de pas étrangers, de voix rauques qui n’apportent que des menaces. Ceux qui osent encore marcher dehors le font avec la lenteur de la crainte, comme si l’air lui-même pesait trop lourd pour être respiré.
Mon ami, même ceux qui portaient le flambeau de l’espoir ont les yeux voilés. Tu connais Izolan, cet artiste de Barikad Crew (BC)? Lui aussi, aujourd’hui, ne peut qu’élever sa voix en deuil pour sa famille, prise dans cette tourmente. Comme tant d’autres, il déplore ses proches, dispersés, terrés, fuyant des demi-jours qui s’étendent plus vite que la lumière ne peut les dissiper. Combien de parents, combien d’amis se retrouvent maintenant séparés, réduits à des larmes qui coulent en silence, à des prières chuchotées dans le vide ?
À Gressier, là où certains avaient cherché un refuge, les envahisseurs se sont installés comme des squatteurs d’âmes. Ils bâtissent leur empire dans la terreur, posent leurs armes comme des pavés de chemin et forcent les habitants à emprunter des routes pavées de craintes. Les foyers ne sont plus des havres de paix ; ils sont des cachettes où chaque soupir doit se faire discret, où le moindre bruit pourrait trahir une présence.
Chaque jour, nous portons ce poids d’être étrangers dans nos propres maisons. L’angoisse est devenue une compagne fidèle, une couvert qui se glisse sous les portes, se faufile dans chaque tréfond. La nuit, elle nous rend visite comme une vieille connaissance, mais c’est une invitée indésirable que personne ne parvient à chasser. Même les arbres de nos rues semblent plier sous le poids de cette peur, leurs branches tendues vers le ciel comme pour demander grâce.
Et que dire de l’avenir ? C’est un sentier de brouillard, un horizon brouillé où chaque pas est une question sans réponse. Je ne sais plus si nous sommes encore enracinés ou si nous flottons dans un exil immobile, prisonniers d’un pays qui ne nous appartient plus, captifs d’une terre volée. Nos rires, nos histoires, sont devenus des chuchotements qui s’effacent, des bruits qui se perdent dans le vent. J’avance, sans savoir si demain le sol sous mes pieds sera le même ou s’il cédera sous le poids d’un nouveau drame. La peur, cette vieille ennemie, est partout. Elle danse dans les yeux des passants, se faufile dans les rumeurs qui glissent de bouche en bouche, et parfois, elle se dépose sur moi comme une brume glaciale. Elle a empoisonné nos nuits et nos rêves, transformant le sommeil en un luxe lointain.
Alors, toi qui vis là-bas, sous un ciel que j’imagine plus clément, garde cette lettre comme le souvenir d’un autre monde, d’une patrie qui vacille mais qui garde encore dans ses pierres le souvenir des âmes qui l’ont aimée. Et, si le jour devait venir où je pourrais quitter ce royaume sans soleil, j’espère retrouver en toi ce frère qui sait encore rêver d’un avenir sans peur.
Ton ami, habitant du pays des sans-abri !
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