Je ne t’ai pas revu
Comme aujourd’hui, ne dis rien à maman… Dis-lui seulement que j’ai traversé un vingt-deux juillet de plus — pas que c’était l’un des pires. Dis-lui plutôt qu’il y a quinze ans, ce n’était pas mieux… et que je rêvais déjà de mourir.
Alors que se profilent les heures, minuit s’en va et l’instant d’après parvient du haut de mes dents. Et j’envisage quinze ans plus tôt sur d’autres bases ; c’est une chose qui mérite que j’y repense — comme ressasser les coups d’œil interdits échangés à toutes les occasions de notre petite pauvre enfance. Le tien a été sans conteste bien mieux que le mien, car aujourd’hui encore, je ne sais plus si j’ai vraiment été enfant. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un enfant ? Comment le devient-on ? Pourquoi voudrait-on en devenir un ? Et pourtant… pourtant… pourtant…, j’ai bien connu l’innocence dans ton globe oculaire, cette terre, logée dans l’orbite, qui a vu naître mes premiers printemps.
Les cent dix premiers mots de ce texte, à plus de trente minutes de marche, ont vu les pas de “Mèt Minwi” trébucher aux environs d’une heure et demie du matin. Je ris à gorge déployée au lieu de crier sur ma feuille ou d’écrire. Je loue les dieux de toute ma foi et de toute ma bourse, pratiquement vide — comme mon cœur, d’ailleurs. Je ne ressens plus rien. Plus aucun poème à dessiner sur les trottoirs. L’effet de la page blanche, sûrement. Néanmoins, les critiques préfèrent plutôt parler d’un paresseux qui regarde sa mère arroser les fleurs toute seule sur le balcon. Ils ne sauront pas citer mon nom ; je leur balancerais un kolangyèt manman en plein visage, comme… comme quoi, au juste ? Maudits soient les dieux dans toute leur splendeur. Maudits soient les critiques.
Certains soirs, je suis là, à l’épauler, comme son seul ami. Qui donc ? Mèt Minwi ! Je traîne à ses côtés, tel le camarade chanté par Charles Aznavour, alors que minuit nous pousse sur la Grand’Rue, tout près de la petite auberge où je vis. Chaque soir, nous pleurons conjointement l’enfance ratée. Nous chantons l’innocence maudite. Et, d’un pas sans bruit, nous ramassons, grenn pa grenn ou [Les filles grèn par grèn, et les garçon gren par gren — comme pour citer Mèt Maso au Lycée], les mille promesses éparpillées à l’aube des étés. L’été ? Je n’aime pas. C’était l’interdit pour les enfants que nous étions. Et plus tard, on apprend que ça ne dure pas plus longtemps qu’une promesse de Saint-Valentin. En me filant cette carte, je n’en ai jamais connu, de Saint-Valentin. La seule que j’aurais pu vivre a été interrompue par la fin d’une courte histoire… trop duré. Pauvre diable. Pauvre moi.

Photo prise aux funérailles de ma mère en 2019
Quand je repense à quinze années d’avant, j’avais une mère, des amis de naissance, des rêves fous — comme briser le miroir pour voir le monde à travers d’autres angles, pour voir tes yeux autrement, toi que j’ai aimée de toute ma folie — tu étais ma “You are the one for me”. Je vivais dans un quartier où tout le monde se connaissait, jusqu’au moindre détail. Mwen se te timoun lakou kay Ogi. M se te pitit Julien Hilaire. Et, j’étais entouré de frères, de sœurs qui comptaient… J’habitais chez ma belle-mère, et pourtant je ne peux même pas dire à quelqu’un que les orchidées ont perdu leur parfum sur ma peau. Je n’en ai pas gardé une seule fleur. Là-bas, on arrose les roses. On arrache les herbes. Comme aujourd’hui, ne dis rien à maman… Dis-lui seulement que j’ai traversé un vingt-deux juillet de plus — pas que c’était l’un des pires. Dis-lui plutôt qu’il y a quinze ans, ce n’était pas mieux… et que je rêvais déjà de mourir.
Et il y avait toujours toi.
Je ne sais plus comment tu m’appelais. “Ans ou Sky”. Je crois que c’était mon nom, mais dit d’une façon douce, comme si tu y posais un baume. Peut-être que c’était ça, ton don : dire les mots pour qu’ils guérissent. Tu savais me lire sans que je parle. C’était l’époque des crayons à moitié rongés, des chaussures trop petites et des silences collés à la gorge. L’enfance, si j’en ai eu une, c’était toi, tu sais, qui l’a sauvée. Tu savais que j’étais un enfant, même quand je riais. Tu ne disais rien, tu me tendais juste ta main pleine d’encre ou de soleil, selon les jours. On s’échangeait des promesses sur des bouts de papier : “On sera là demain.” Mais demain, c’est vieux maintenant. Et moi, je suis là, sans toi. Je t’écris. Encore. Une dernière fois. Aujourd’hui, parce que c’est mon jour. Mon jour à moi. Ce 22 juillet qui revient chaque année comme une insulte.
Je voulais t’écrire, toi. Toi qui avais les genoux écorchés et les rêves en désordre. Toi qui disais que j’étais “ton… Je ne sais plus.” Toi qui as cru en moi bien avant que je m’écrive. Je voulais faire de toi un poème. Je voulais que ce jour soit le tien, que tu l’éclaires avec un vieux sourire de feu comme quand nous étions enfants. Mais tu n’es pas là. Tu es ailleurs. Tu vis autre chose. Tu vis quelqu’un d’autre. Et moi, j’écris. Pour compenser l’absence. Pour panser. Pour comprendre. Pour dire adieu sans dire adieu. J’aurais voulu qu’aujourd’hui soit la fête de mon enfance retrouvée. Qu’on me dise : “Tu n’as pas tout perdu.” Mais le miroir est fendu depuis longtemps, et je me regarde encore à travers les morceaux qui me blessent les yeux. Je ne t’ai pas revue. Ou si — de loin. Belle, étrangère. Je ne t’ai pas parlé. Le silence me tenait par la gorge. Je voulais te dire merci, mais j’ai juste écrit ton prénom sur un vieux ticket de bus que j’ai glissé dans ma poche.

Tu étais ma réponse au chagrin. Tu étais le dernier été que j’ai aimé. Et aujourd’hui encore, alors que la nuit finit par s’en aller — alors que Mèt Minwi lui-même s’éclipse sans bruit — je te revois, plantée dans ma tête comme une fleur qu’on ne peut plus cueillir. Les imbéciles pensent ce qu’ils veulent comme les dieux. Je porte cette même folie de t’aimer sur mon toit d’adulte. Mais j’aime une autre fille comme dernière nouvelle. Ou plutôt, j’essaie de coudre le printemps du moins que je peux. J’essaie d’accepter la lumière du soleil sans tes yeux. J’essaie…
Dis à maman que j’ai tenu bon. Dis-lui que j’ai pensé à elle. Mais surtout, ne lui dis pas que c’est toi, la fille du quartier, celle aux yeux pleins d’ailes, qui m’a sauvé. Ce serait trop. Ce serait tout.
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