Et demain je vous ferai part de mes condoléances

Il saura dire adieu, sera bon pour l’amnésie, et ses faits et gestes se partageront dans les étreintes des tendresses perdues. Parce que ce jour-là, le soleil s’est éteint dans sa chambre d’enfer, et il a crié, comme on jette une évidence dans un trou : « Putain, qu’est-ce que la vie est belle. »


Pourtant, vous savez, il s’est mis à embrasser le clair-obscur d’une petite bouteille de gwòg, une dame-jeanne peinturée d’une saveur étrange, une épice qui venait de très loin dans sa gorge. Il a pleuré l’espoir comme on pleure un frère d’illusion. Il a rebondi sur un vieux cigarillo, caché là, dans le tiroir de son immortalité. Il s’est dit que sa peur était feu de fumée. Il est tombé avec sa boîte au risque d’une dernière danse. Et son instant de gloire, lui, est tombé en panne de batterie. Il est mort sans testament, oui, et demain je vous ferai part de mes condoléances. Mais à la tombée de l’été, je les reprendrai, car ses nouvelles seront à la Une des meilleurs tsunamis.

Et son lit, salir, sera dégoûté de tous les mauvais goûts du printemps. Qui, pour plaindre les mauvaises plaisanteries des gens heureux ? J’aime les romans fantaisistes. Et elle, la mauvaise poésie, et ça suffit. Je connais par cœur ses yeux et son homologue. Beaucoup de silence pour un seul verre de mélancolie. Un seul. J’en ai marre des aubes, des saisons, qui roulent de beaux souvenirs comme on tortillent des pierres sous des vents qui pleurent du chagrin dans leurs cheveux. On dirait que le vent fait bon ménage dans cette ville, ces rues de merde entourées de folie, de fous, de gens mal get heureux, qui accueillent des chiens dans leur villa. Les rigoles puent la charogne dans l’odorat des charognards.

Eh bien… il est sorti de sa chambre infernale — qui appauvrit son humeur. Il sourit dans toutes les rues, comme un marchand ambulant qui liquide sa fatigue émotionnelle aux épaves du bon Dieu. Il a marché jusqu’à sa petite fille. Père et fille. Fille, menteuse. Père, naïf. Mauvais mélange. Ce jour-là, comme d’habitude, elle lui a posé un lapin. Il ne restait que le café, bordel. Il y est allé, en plein soleil comme pour noyer son chagrin. Et c’est là que ses yeux sont tombés sur elle — assise seule, les jambes croisées comme si elle tenait l’équilibre du monde sur une ligne de feu qu’on ne peut voir, elle buvait son café noir sans sucre, dans une tasse fêlée de dignité. Elle avait cette peau comme une promesse de printemps chaud, un visage qui ne demandait rien, qui était pourtant prêt à tout donner. Son regard était insolent de tranquillité. Des yeux de créature antique, d’icône décollée d’un vieux vitrail colonial, avec un soupçon de flamenco dans la paupière. Elle portait une robe bordeaux qui semblait voler même quand elle ne bougeait pas, et des boucles d’oreilles en forme de croix renversée et incendiaires. Une cicatrice discrète lui barrait la lèvre inférieure — une cicatrice qui parlait mieux que les bouches. Elle ne ressemblait pas à une femme, elle ressemblait à une question. On aurait dit Mona Lisa, ou peut-être Choucoune, pour les héritiers d’Oswald Durand. Qu’est-ce que cette créature poétique fabrique dans un endroit pareil ? s’est-il demandé à lui-même. Il lui a adressé la parole, avec l’audace d’un homme qui n’a plus peur du ridicule :

— On fonctionne à cette heure-ci ?

— On fonctionne à toute heure monsieur, lui a répondu la madame-pute, d’un ton calme, très professionnel, mais dont la sensualité roulait comme une rivière sous la glace.

Le reste ? Sans suspense. Il l’a suivie sans parler. Pas parce qu’il n’avait rien à dire, — parce qu’il n’attendait plus rien des mots. Elle marchait après ses pas, sa marche battant le trottoir comme un tambour dans un péristyle après danse. Sa robe, bordeaux froissée, se soulevait à peine, lasse d’être belle, — lasse d’être femme. Il faisait chaud. Il faisait soif. Il faisait fin. La pièce sentait la cendre chaude, le savon usé et les restes d’une pluie mal lavée. Le ventilateur tournait paresseusement, comme un vieux chien attendant son heure de mourir. Le miroir, fendu en deux, gardait pour lui les histoires de ceux qui étaient venus et repartis avec moins d’illusions qu’à leur entrée. Pauvre de moi, comme les dieux qui croient que le monde renaîtra dans une culotte. Michelot Polinice disait : « Si les culottes pouvaient parler… »

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Elle s’assit au bord du lit. Sans gestes théâtraux. Sans séduction. Elle retira ses chaussures comme une tortue, comme on secoue un rêve dont les couleurs ont été altérées. Il la regarda faire, en silence. Le silence entre eux était une sorte de pays abandonné dans lequel personne ne voulait retourner. Puis elle écarta les rideaux. La lumière de fin d’après-midi pénétra le drap comme un soupir. Elle ne l’invita pas, il ne demanda rien. Il se rapprocha, et leurs regards se croisèrent avant leurs corps. Il n’y avait aucune urgence. Pas de fièvre. Juste un besoin calme, comme boire de l’eau quand on a oublié qu’on a soif. Elle le reçut comme on reçoit un zombie. Il la prit comme on entre dans une maison sans lumière. Leurs gestes étaient fluides. Il embrassa sa cicatrice, elle lui gratta l’épaule gauche. Ils soupirèrent ensemble, sans drame. Ils vinrent en silence, comme deux trains qui se croisent sans s’arrêter.

Après cela, elle se tourna vers le mur. Il se leva, s’habilla tout en douceur, comme on range les affaires d’une saison décédée. Il déposa un billet sur la table. Puis le reprit. Puis le plia et le glissa sous le cendrier. Elle ne se retourna pas. Il sortit. Dehors, le jour tirait déjà la couverture. Il s’est enfui dans un ti plat.. Pas plus tard qu’hier, il a été retrouvé mort avec un poème dans sa poche.

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Ansky Hilaire, écrivain haïtien contemporain, explore l'identité et la culture haïtienne à travers ses œuvres littéraires et poétiques. En 2020, il a remporté le prix de Palmes Magazine de l’écrivain de la région. Juriste, journaliste, enseignant et titulaire d'un certificat en Rédaction de propositions de Subventions (ACP) au programme Transcultura de l'UNESCO.

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