Comment font-ils ?

« Parfois, je n’ai que mon droit d’auteur dans la poche. Et les livres ne font pas toujours le poids. Ni face à la faim. Ni face à l’impuissance. »

— Ar Guens Jean Mary

 

Je ne commencerai pas par une citation. Parfois, les citations sont une manière de fuir, de glisser hors de sa propre voix, comme on tire une chaise pour ne pas tomber. Je n’en tirerai aucune. Comme la petite étudiante en droit en larmes, je vais dire ce que je ressens, avec mes mots à moi. Peut-être maladroits. Peut-être chargés. Mais les miens.

Ici, à Jacmel, des choses se passent qu’on tait trop. Trop souvent. Trop fort. Un étudiant en droit tourné en ridicule pour avoir osé parler. On l’a enregistré. Il s’est trompé sur la langue des maîtres et les autres ont ri. Cruellement. Parce qu’il parlait français comme on trébuche dans les escaliers. Un autre a porté l’uniforme d’un eleman pour composer à sa place. Quinze mille Gourdes. Un devoir payé à la tâche. Une étudiante encore. Discrète, joyeuse. On murmure qu’elle obtient de bonnes notes parce qu’elle fréquente l’arrière-boutique du professeur Untel. On dit. Et parfois, ce qu’on dit fait plus mal que ce qu’on tait.

La petite étudiante en droit pleure sur hier. Elle ne sait pas que le temps a filé. Et  ce qui fait le plus mal, parfois, ce n’est pas le passé. C’est notre lente impuissance à l’oublier. Elle pleure, et dans ses larmes bourgeoises, je reconnais l’histoire des gens de sa classe. Des gens qu’on a dressés à se taire, à survivre, à contourner les lois parce qu’ils s’appellent Untel. Et la malheureuse qui restera sur le pavé ? aurait demandé Éluard, mon ami Paul.

Aujourd’hui encore, elle pleure, pendant qu’à la radio, on parle des gangs armés qui délogent les paysans, brûlent les maisons, vident les villages. Pendant ce temps, les autorités posent dans des salons climatisés, organisent des brunchs, partent en vacances, dansent dans leurs villas. Certains s’accommodent de cette comédie bourgeoise. Le peuple, lui, s’épuise à survivre. D’autres détournent le regard, par confort ou par lâcheté. Et puis il y a Jacmel, avec ses figures qui dépouillent la mémoire collective, où l’orgueil fait office de conscience.

Et la littérature dans tout ça ? Peut-elle encore quelque chose contre la précarité du réel ? Sartre. Camus. Eco. Condé. Glissant. Trouillot. Ernaux… Autant de noms. Autant de voix penchées sur la question. Leur legs constitue, en quelque sorte, mon modeste régime de sensibilité. Mais je me surprends quand même, comme tant d’autres, à faillir devant le regard abattu d’un enfant qui tend la main dans la rue du Commerce. Parfois, je n’ai que mon droit d’auteur dans la poche. Et les livres ne font pas toujours le poids. Ni face à la faim. Ni face à l’impuissance.

Je laisse aux lecteurs et aux lectrices le soin de chercher leurs citations. Moi, je reste là, dans ce sentiment d’impuissance. Dans le silence de la petite étudiante qui pleure sur hier. Peut-être sommes-nous frère et sœur d’une même larme sociale. Elle, elle écrira peut-être des lois qui ramassent la dignité des pauvres. Ou le contraire. Moi, je continuerai de poser à la littérature la même question absurde : comment font-ils, ces politiques et étudiants en droit, pour supporter l’insoutenable légèreté de leurs actes ?

 

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