Ce qui me manque

Si un souvenir ne fait pas mal, ça n’en est pas un. Ça doit donner des crampes au cœur, jouer le rôle de poulie, remonter la poussière lacrymale à la surface. Mal dans le sens du manque, sans se verser sur sa nature, malheureuse ou autre. Ça doit être une main sous la gorge, pour se faire respecter, savoir figer celui qui le porte, assumer son poids.


Sa manie est de toujours passer par cette date, ce visage lointain, ces ampoules éclatées, ce « longtemps » qui pèse sur chaque parcelle de son être. C’est ainsi que je sens le manque de ma ville.

 La première fois que je m’y suis rendu, j’y ai passé deux années. C’était avec mon grand-père paternel, j’avais probablement 5 ou 6 piges. Je suis né en 99. Il roulait en Econo, ces petites motos aux rétroviseurs ronds, qui ne prenaient pas plus qu’un demi-bidon d’essence. Je suis né àBel-Air, pas le célèbre Bel-Air de Port-au-Prince, non. Le mien est un quartier de la rive gauche de la nationale 3, à trois kilomètres du centre-ville de Mirebalais. Découvrir un lotissement de maisons qui n’est pas séparé par un champ de canne àsucre, une savane et des bêlements de chèvres me paraissait étrange. Je suis un homme de rosée, moi, du coq qui chante, de la boue.

J’habitais à Paskannòt. Le fleuve Artibonite passait juste derrière la maison. Il n’y avait que cette pente et les cages des cochons qui nous séparaient de l’eau. Je suis aussi un homme de falaise.

 La deuxième fois, j’ai retrouvé ma mère à Carrefour Péligre, en 2010. L’école, la grande excuse. Mes grands-parents maternels, Pèpè et Dieutane, m’ont exigé de revenir à Bel-Air tous les week-ends, il n’était pas question que je laisse le chemin de l’évangile. Je prêchais déjà le salut du Christ à l’époque. Ce retour hebdomadaire a duré un an, jusqu’à la mort de mon beau-père, avant que je ne lâche complètement l’église. Ma mère, dans sa grande modernité, ne trouvait nullement nécessaire d’obliger un enfant à prier. Elle croit encore que la spiritualité doit être sentie, pas imposée.

Mirebalais m’a alors pris dans ses bras, m’a éduqué. M’a élevé. M’a inculqué le sens du mot, du rire et du chaud. M’a tenu en laisse jusqu’à ce que des hommes venus d’en bas m’ont foutu à la porte, sans me laisser le temps de récupérer mon ombre. Cette ombre qui m’avait suivi sur la petite moto de grand-père et qui n’a pas voulu retourner sur ses pas. Elle est restée là-bas, dans les rues, à voguer, ça et là, de Six-Évain àDerrière-Croix, sans avoir peur d’être tuée. C’est moi le lâche, pas mon ombre.

Ce qui me manque encore plus, c’est le mouvement, celui du peuple, par sa démarche imprécise ; les gens qui se croisent, qui se saluent, qui s’aiment. Le pain du boulanger Christophe, les dimanches mauves d’O’dugua, les cheveux blancs de madame Eugène, mes élèves de 9ᵉannée et de philo qui n’ont pas eu le temps de m’emmerder une dernière fois. Ce qui me manque, c’est une ville qui ne dort jamais, les soirées mondaines, le salon du livre de Mirebalais et les fous de la place publique.

Ce qui me manque, c’est la rencontre d’une femme qui m’a déjà lu, une fois, à la bibliothèque municipale et qui réagit avec de grands yeux à la musique de mon nom. C’est une baise passagère où l’espérance est mort-née.

Mirebalais a 323 ans aujourd’hui. Et 5 mois sans voir la lumière du jour. Les bandits ont fusillé l’âme de ma ville, ma fierté avec.

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