La rentrée pour tous, vraiment ?
« À Jacmel, le pire semble plus calme. Mais il rôde toujours. Les parents se plaignent, la vie chère s’entête, les frais scolaires grimpent sans remords. Les écoles privées deviennent des forteresses pour privilégiés. »
C’est la rentrée des riches. Et celle des pauvres, où est-elle passée ? Ceux-là qu’on ne montre jamais dans les journaux, ceux qui n’ont ni sac, ni souliers, ni kit scolaire. Ceux pour qui l’école s’est effacée des cartes du monde. Parfois même sans bâtiment où rêver. Ici, la rentrée ne sonne pas comme une promesse. Mais comme une gifle donnée à ceux qui n’ont rien. Le riche, lui, possède presque tout : le professeur qui l’appelle « Monsieur ou Madame ou my lord ». Le repas complet à la récréation. La certitude tranquille de l’avenir. Le pauvre, lui, avance pieds nus sur le chemin. Les yeux pleins de nuits blanches. Portant le poids invisible d’une société qui l’a oublié avant même qu’on ne lui cite Sanite Belair.
On n’oublie jamais sa première journée de classe. C’est un souvenir qui s’accroche à la mémoire comme un parfum persistant. Même quand on prétend l’avoir effacé. Parce qu’un camarade nous a ridiculisés devant la plus belle fille de la cour (ça me rappelle Esmeralda). Ou parce que le pantalon cousu par grand-mère était trop grand, comme si elle voulait qu’on y grandisse lentement. Sans jamais manquer de tissu pour les rêves. La première rentrée, c’était le livre neuf qu’on ouvrait comme un monde. L’uniforme encore rigide d’espoir. La joie naïve des premières leçons. Les punitions méritées. Les copains d’hier et les cancres de toujours. Une rentrée, c’était cela : un mélange de craie, d’innocence et de lumière.
Mais ce tableau d’enfance ne ressemble plus à la réalité du plus grand nombre. Aujourd’hui, les balles ont remplacé les cloches. Et les couloirs de certaines écoles sont devenus des routes de fuite. Des familles entières quittent leur quartier, des enfants dorment loin de leurs cahiers, sans certitude de retrouver un banc. On les appelle déplacés. Mais ce ne sont que des enfants qu’on prive du simple droit d’apprendre. Et face à cela, que disent les politiques ? Quelle stratégie pour une rentrée vraiment nationale, où chaque enfant, riche ou pauvre, aurait la même chance d’apprendre un poème comme Une mauvaise plume ou Prière d’un petit enfant nègre ?
À Jacmel, le pire semble plus calme. Mais il rôde toujours. Les parents se plaignent, la vie chère s’entête, les frais scolaires grimpent sans remords. Les écoles privées deviennent des forteresses pour privilégiés. Pendant que les écoles publiques survivent d’arrêtés ministériels qu’on n’applique jamais vraiment. L’idée de fixer un prix pour les écoles publiques mérite d’être saluée. Mais qui contrôle son respect dans les coins reculés, dans ces écoles qu’on appelle avec ironie des écoles « borlette » ?
Chaque année, la grande machine du système redémarre avec ses contradictions : enseignants épuisés, directeurs résignés, inspecteurs pressés, parents découragés. Les taxis sont pleins. Les abonnements mensuels impossibles à payer. Et les enfants des écoles congréganistes apprennent très tôt que consommer, c’est maintenir le statu quo. Pendant ce temps, ceux des écoles communautaires arrivent en retard parce qu’ils devaient d’abord attacher les cabris de leur mère avant de courir vers le savoir.
Deux mondes cohabitent dans un même pays : celui du luxe de l’avenir et celui de la survie du présent. Deux rentrées parallèles qui ne se croiseront jamais. Sinon dans les discours des ministres ou les statistiques d’un rapport oublié. De Port-au-Prince à Jacmel, de Jacmel à Thiotte, chaque année recommence la même scène. Avec les mêmes disparités scolaires. La rentrée du riche et celle du pauvre, deux chemins d’école. Deux enfances. Deux pays dans une même cour de récré.
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