« Je crois que chaque lecteur a une dette envers les livres » : entretien avec Emmanuel Pacorme, fondateur du Salon du livre de Port-au-Prince
J’ai longuement discuté avec Emmanuel Pacorme, fervent amateur de littérature et fondateur du Salon du Livre de Port-au-Prince, une manifestation littéraire qui, en deux éditions, s’est imposée comme un point névralgique d’échanges, de découvertes et de médiation culturelle, malgré l’insécurité et le manque de soutien institutionnel.
Implanté en 2023 dans un climat de fortes incertitudes politiques et sociales, le salon offre un espace de reconnaissance aux auteurs haïtiens, malgré l’insécurité, le manque de financement et l’indifférence institutionnelle. Du récit de la naissance du projet à son influence sur les jeunes lecteurs, en évoquant aussi les moments forts des deux premières éditions, E. Parcorme revient sur les faits marquants, les défis relevés et les perspectives qui façonnent déjà la prochaine édition prévue pour décembre 2025.

fondateur du Salon du Livre de Port-au-Prince
HPost5 : Emmanuel Pacorme, pouvez-vous revenir sur la genèse du Salon du livre de Port-au-Prince ? Comment est née l’idée en 2023 ?
Emmanuel Pacorme : Je peux affirmer que c’est par un souci de reconnaissance. Je crois que chaque lecteur a une dette envers les livres, ou envers un livre en particulier. Donc, le Salon du livre de Port-au-Prince est un geste de reconnaissance envers le savoir, envers la littérature.
HPost5 : Quel était votre objectif principal en lançant ce projet dans un contexte socio-politique aussi difficile ?
E.P. : Notre objectif général était d’offrir un espace de médiation, en particulier pour les jeunes auteurs haïtiens, c’est-à-dire permettre au public de découvrir de nouveaux talents qui émergent dans la littérature haïtienne. Le constat était qu’il y a un problème de diffusion et de médiation des œuvres produites à l’intérieur du pays.
HPost5 : En deux éditions, quel impact concret avez-vous constaté sur les jeunes lecteurs, les auteurs, et plus largement sur la vie culturelle haïtienne ?
E.P. : Depuis quelques années en Haïti, les espaces de rencontres se réduisent peu à peu en raison du contexte sécuritaire. Il n’y a vraiment plus de lieux de discussion, d’échanges. On a comme l’impression que le savoir et la littérature n’ont plus leur place dans le quotidien. Ainsi, concrètement, après deux éditions, je peux affirmer que le Salon du livre de Port-au-Prince représente un lieu de rendez-vous pour les lecteurs et lectrices, les passionné.es de la littérature. Notre plus grande réussite, qui est sans doute la plus noble, est le fait que cet espace est un refuge pour ceux et celles qui ont encore foi en la littérature.

HPost5 : Le Salon se présente comme un « refuge » pour les passionnés de culture. Pouvez-vous partager un exemple ou une anecdote marquante qui illustre cette mission ?
E.P. : L’exemple le plus humain est le fait qu’à chacune des éditions, des centaines de gens — enfants, élèves, parents et étudiants — ont fait le déplacement dans un contexte sécuritaire pareil. L’année dernière, lors de la deuxième édition du Salon, le jour même, dans la matinée, il y a eu des tirs partout dans la capitale. On avait même envisagé de repousser la date. Les gens sont venus. Si vous consultez l’album des photos de cette édition, vous pouvez voir des parents qui ont accompagné leurs enfants dans le but d’acheter des livres, en dépit de la situation. C’est un acte surhumain que Nietzsche me pardonne si j’abuse.
HPost5 : Organiser un tel événement en Haïti n’est sûrement pas simple. Quelles ont été les plus grandes difficultés rencontrées lors des deux premières éditions ?
E.P. : Les difficultés sont nombreuses. Toutefois, on peut relater les deux les plus majeures. D’abord, il y a le problème sécuritaire qui contraint la liberté de déplacement. Nombreux sont les passionnés qui se trouvent dans le Sud ou le Nord du pays et qui auraient aimé visiter l’événement. Ensuite, il y a les difficultés liées au financement. L’activité n’est pas financée, ce qui nous limite dans l’ampleur que nous pourrions donner à l’événement.
HPost5 : Qu’est-ce qui vous a le plus surpris, positivement ou négativement, dans ce processus d’organisation ?
E.P. : Positivement, si je dois me répéter, c’est impressionnant de voir des centaines de gens faire le déplacement pour assister à l’activité dans un contexte sécuritaire inapproprié. Néanmoins, c’est affligeant de voir que nos dirigeants accordent peu d’intérêt, voire presque aucun, à la culture ou à la littérature.

HPost5 : Le financement d’un salon du livre est un enjeu majeur. Qui finance aujourd’hui le Salon du livre de Port-au-Prince ?
E.P. : Jusqu’à présent, le Salon du livre de Port-au-Prince est une activité autofinancée par les organisateurs. Nous ne bénéficions malheureusement pas du soutien financier ni des secteurs privés, ni du gouvernement haïtien. Bien sûr, c’est un enjeu majeur. C’est également inquiétant pour nous au sein du staff.
HPost5 : Selon vous, pourquoi les institutions haïtiennes et les entreprises devraient-elles investir davantage dans ce type d’événement ?
E.P. : Tout simplement parce qu’il faut encourager et préserver la culture et la littérature haïtienne. Jusqu’à présent, la littérature représente l’un des rares domaines dans lesquels Haïti est appréciée à travers le monde. Nous possédons l’une des plus riches littératures de l’expression française.
HPost5 : Si vous aviez un message à adresser directement aux bailleurs potentiels ou au gouvernement, quel serait-il ?
E.P. : Que la littérature, ça ne fait que du bien. C’est un geste de noblesse que d’encourager à faire le bien.
HPost5 : Le Salon réunit aussi bien de jeunes écrivains que des auteurs seniors. Pouvez-vous nous présenter quelques figures majeures qui ont marqué les deux premières éditions ?
E.P. : L’événement a eu la chance d’accueillir au cours des deux éditions précédentes la présence de Inema Jeudi et Marc Exavier, qui sont des figures importantes de la littérature haïtienne contemporaine.

HPost5 : Comment sélectionnez-vous les auteurs invités ?
E.P. : Pour nos auteurs invités, le choix du comité est basé sur la contribution de ces figures au rayonnement de la littérature haïtienne. Sinon, pour les autres auteurs en signature, le comité lance généralement un appel sur les pages officielles du Salon pour informer les éventuels intéressé.es.
HPost5 : Quelle a été la réaction du public, notamment des jeunes, face à ces rencontres intergénérationnelles ?
E.P. : Je peux dire que c’est satisfaisant, s’il faut rester objectif. Car le fait que le public continue de répondre présent suppose une part de satisfaction. Sinon, je peux dire qu’on ne sort jamais indemne après avoir rencontré un Dany Laferrière, un Gary Victor, un Marc Exavier ou un Yanick. Il y a de quoi se réjouir après avoir reçu une poignée de main de la part d’un plus grand que soi.
HPost5 : La troisième édition est déjà en préparation. Pouvez-vous nous donner quelques exclusivités : dates, invités, thématiques envisagées ?
E.P. : Le Salon du livre de Port-au-Prince se tiendra le 12 décembre 2025. Des figures comme Yanick Lahens et Gary Victor sont attendues à la troisième édition. On aura plusieurs ateliers de discussions sur la critique littéraire en Haïti, les conditions de diffusion des œuvres et d’autres sujets et thématiques qui sont pertinents aujourd’hui pour l’épanouissement de la littérature haïtienne.

HPost5 : Quelles nouveautés ou améliorations souhaitez-vous apporter pour cette nouvelle édition ?
E.P. : Contrairement aux éditions précédentes, plusieurs activités en prélude sont prévues pour la troisième édition.
HPost5 : Que souhaitez-vous dire aux lecteurs, auteurs, et partenaires qui hésitent encore à participer ou à soutenir le Salon ?
E.P. : Je leur dirais que le Salon a besoin de chacun pour se structurer, s’organiser et perdurer dans le temps. Ils sont importants pour la réussite de l’activité, voire indispensables pour la prochaine édition.
Propos recueillis par Ansky Hilaire
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