Avant que la mémoire ne s’effeuille
J’aurais aimé chanter autre chose, surtout pour toi. Mais il faut continuer à hurler l’inadmissible, pour que nos vieux jours sentent le sel de la liberté, pour que tous les cris foulés aux pieds germent en révolte, pour préserver ce qu’il nous reste d’émerveillement potable, pour reprendre la formule du génial Ar Guens.
Mon amie,
Toi qui crois que l’homme est cette espèce qui connaît tous les recoins sombres de l’existence, nous avons traversé ensemble les nappes stagnantes des sentiments, franchi ces eaux troubles qui jaillissent des yeux. Face à la protubérance de nos malheurs, nous avons pleuré des âmes éclopées par les dernières catastrophes. “On ne relève pas une âme comme on soulève une jupe”, me suis-je toujours dit… Aux bras des flétrissures, je ressens encore des tremblements de cœur. Alors, je m’accroche, obstiné, traquant le lendemain tout en re-montant le temps, pièce par pièce. Ma main née sur ta planète, vieille Singer du lointain, recoud inlassablement les chemins du passé.
Toujours la même formule. Revisiter les lieux et les lueurs de l’enfance. Habiter de nouveau ces instants perdus, avec tout le charme que cela réclame. Mais les autres croient qu’il est inélégant de parler par-dessus un silence. Alors qu’ainsi j’ensemence la mémoire, unique pont tendu entre notre passion déchue et ton corps.
Je me rappelle ces instants joyeux quand tes rires éclataient, ils perlaient comme des gouttes de lumière que mes tympans essayaient en vain de dénouer. (C’est d’un éclat de rire que partaient parfois nos plus intimes échanges.) En ce temps-là, se tenait mon chant lunaire maladroit, pourtant planté tout droit dans ton cœur. Je me rappelle encore toutes les chandelles de ton corps allumées, de mes deux mains gauches, pourtant si habiles à tracer le vertige de notre passion. Sous le sourire des draps, le ciel tendait ses cheveux comme une passerelle qu’empruntaient nos âmes et celle de cette ampoule blanche qui agonisait.
Et maintenant, amputé de toi, je n’arrive toujours pas à découdre l’absence. Toutes les eaux douces de mes veines se sont muées en fleuves de chagrin. Il me manque la pluie de tes lèvres dans l’après-midi bleue, chaude qui filait à toute vitesse vers la mer du Bicentenaire. Il me manque tous les nœuds défaits par les circonstances, tes regards qui se moquaient des nuages trop gris. Ton visage demeure cet émerveillement renouvelé, et je ne connaissais pas plus beau risque que celui de traverser la mer rouge de tes désirs, avec tous tes pétales ouverts. Je dois t’avouer que tes caresses n’ont pas déserté ma peau.
Mes pensées s’enchevêtrent, telles des lianes dans mon esprit. Je t’avais promis que nous entrerions dans les entrailles de l’histoire, non par effraction, mais par la force de notre passion. Quelque chose a édenté notre amour en plein élan. Avant, on pouvait ordonner à nos cassures de déposer les armes. L’asphalte ne se plaignait ni de nos pieds, ni des flammes du soleil fougueux qui l’embrasaient. Il nous laissait cette tâche, ivres des bouffées de chaleur qui nous montaient aux visages. À présent, nos souffles appuyés contre deux vents contraires, ne se croisent plus.
Port-au-Prince ne nous susurre plus de secrets. Les rues ne grondent plus sous la colère du peuple, nul poing levé ne déchire le ciel en revendication. On veut nous priver jusqu’au rêve d’un chez-soi, nous voler l’horizon d’un lendemain plus vaste. Toute la ville saigne abondamment, les murs suintent d’une douleur muette.
Les enfants, happés par les ventouses de la peur, se recroquevillent dans le bas-ventre des lits. Les cris des mères et des pères, transpercés par la douleur de la perte, s’amplifient dans les vents nocturnes. Les flammes, criminelles, engraissent les détresses insatiables.
Les marchandes de fritures ont quitté les rues meurtries, leurs clients ne répondent plus aux appels des effluves d’huile et de pâte, de viandes, de charbon allumé. Esther aussi a vidé les lieux et nulle rumeur ne me porte ses nouvelles. Parfois, je songe à son griot, celui dont l’exquise sapidité déclenchait en nos papilles rivière de délices au temps de nos journées tranquilles. Sais-tu que ces murs de l’appartement, qui louaient les cieux à ton arrivée, pleurent maintenant des flammes rageuses qui les ont dévorés ?
Nous avons perdu tant de choses : nos gestes secrets, nos folies décapitées, tout ce qui faisait notre démesure. Moi, petit provincial un peu fou, dont la capitale tolérait trop les caprices… Te rappelles-tu cette soirée où je t’ai ramenée à Pétion-Ville peu avant minuit, avant de redescendre seul vers le bas de la ville où je vivais ? Le pavé, lui, semble encore quémander ta démarche. Il attend le passage de cette petite robe qui colorait mes jours.
Une ère macabre s’épaissit au fil du temps, alourdissant la ville d’une peine sécable et cruelle. Elle fouille chaque recoin, s’agrippe aux lierres du chaos pour étouffer les souvenirs heureux. Les destructeurs auraient aimé nous voir parler en silence de nos absents, et les rues, les maisons béantes et les bâtiments étatiques regardent dans le vide, muets témoins de ce qui fut. C’est du cœur de ce chaos que ma phrase s’élève et balance sa haine du statu quo.
Je t’écris donc depuis cet abîme qui m’habite, avant que la mémoire ne s’effeuille. Tentative ratée d’esquisse d’un pays renversé. Avec des mots pliés en deux sur les épaules. Des chiens errants dans les yeux. Des tranches d’obscurité en obus dans la chair. Tu sais combien je suis un être sensible, au sort de mon frère, au sort de cette terre. Il m’arrive souvent d’éviter le sentier du sommeil, craignant de me faire accoster par quelque cauchemar en mal de compagnie.
Mais le temps poursuit sa course, indifférent aux ruines et aux espoirs, et voici qu’une autre année s’est avancée, révélant déjà l’odeur de ses cendres. Bêtement, je pense à l’année 202… qui nous a vu renaître ensemble, qui a pris racine dans tes yeux brillants. Nos souvenirs, fissurés, menacés, incendiés, portent une douleur qui ne sied pas à nos âges. Et surtout toutes les douleurs n’ont pas le même âge. J’ai pensé à mettre mon innocence à l’abri dans le poème, car ça tire dehors sur tout ce qui bouge. J’aurais aimé chanter autre chose, surtout pour toi. Mais il faut continuer à hurler contre l’inadmissible, pour que nos vieux jours sentent le sel de la liberté, pour que tous les cris foulés aux pieds germent en révolte, pour préserver ce qu’il nous reste d’émerveillement potable, pour reprendre la formule du génial Ar Guens.
Je n’ai jamais été doué pour formuler des vœux. Je ne les lance pas à la volée, comme des confettis à une fête ridicule. Que dire, d’ailleurs, en ces jours gris où les ombres menacent de leurs griffes acérées, à mon humain en quête perpétuelle de sens dans un monde en ruines, empoisonné par la méchanceté ? On se retrouve écartelé entre la volonté de l’espoir tenace et la conscience aiguë de la réalité. À l’épreuve des tragédies de l’autre, toute vérité vacille, incomplète, insaisissable. Mais toujours, encore une fois, une nouvelle année, affublée de son nom, comme un masque posé sur le gouffre qui nous aspire. Ce constat renvoie à un questionnement sur ce qu’il est humainement correct de souhaiter à cette période où la barbarie défie les frontières de l’humanité. À mon avis, ce devrait être inévitablement des vœux de paix, de totale clarté, des vœux d’amour.
Au paysan qui cherche son chemin dans la brume du matin qui se lève, à l’homme qui ploie sous la chaleur suffocante des mines d’un village d’Afrique, à celui qui entend le cri perçant des bombes à Gaza, à celui pris dans l’étau des balles en Haïti, à ceux qui offrent leur corps tout entier à la révolte du cœur, j’aurais aimé souhaiter une heureuse année. À la femme qui souffre de l’absence de son compagnon confisqué par le capitalisme, à l’âme égarée qui a, depuis peu, arrêté de se chercher. À mon semblable qui crie, qui pleure, qui rit, qui tente de briser les vitres épaisses de la servitude, à ceux qui s’aventurent de l’autre côté de l’humain, saisis d’un amour foudroyant, pris d’un espoir qui les fait trembler, j’aurais voulu leur souhaiter une année bénie.
Oui, heureuse année à ceux qui souffrent, à ceux qui luttent dans le silence de leur esprit, à ceux qui portent l’absence comme une blessure béante, dans la chair, dans le cœur, à ceux qui ont à la bouche le goût du sang des roses piétinées au sol. J’aurais aimé que dans chaque foyer puisse éclore une joie saine et indomptable. Car le bonheur est devenu une entreprise périlleuse, tant la culture de la souffrance, de la résignation, a colonisé nos corps, nos esprits, nos mémoires. Oui, heureuse année à ceux qui osent rêver. À ceux qui osent encore aimer.
Tu dois t’en douter. Non, je n’oublierai pas nos ennemis. J’ai la rancune aussi longue que les jambes de bois de notre enfance. Et je ne le cache pas, je garde en moi une haine immense pour certains. Ce sont ceux que je relègue dans la portion la plus aride de mon cœur. Alors maudits soient les artisans de la guerre, les fauteurs de chaos, les princes des ténèbres, ceux qui sèment la mort, récoltent les larmes et tous ceux qui cautionnent l’injustifiable ! Que leurs actes infâmes les hantent à jamais !
Mais toi, toi ma belle amie d’orage et de miel… que pourrais-je te souhaiter ?
Witensky Lauvince
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