Dans les atries d’un Haïti à la recherche d’un vent frais, la plume de Jerry Smeev se lève comme un Carême au milieu de l’été. Lauréat du prix Jean Métellus, il lève le voile sur sa carrière, sa vision poétique et son engagement face aux drames de son pays. À travers un mot qui fait chanter les émotions, il cherche à honorer les âmes disparues et à faire naître un espoir net, malgré la douleur et les ombres qui l’entourent. Entretien avec un poète pour qui l’écriture est de respirer un souffle de vie dans l’incertitude.
Sur votre parcours littéraire et votre démarche poétique
1. Parlez-nous de votre parcours : Comment êtes-vous venu à la poésie ? Y a-t-il eu un moment décisif qui vous a poussé à écrire ?
Jerry Smeev : Aussi loin que je me souvienne, je gribouillais plein de trucs dans mes cahiers, sur les pupitres des salles de classe, les écorces des arbres de mon quartier natal. Grand campagnard que je suis, je pense que l’environnement de mon enfance a beaucoup contribué à l’éveillement de ma sensibilité ; je voyais toujours derrière le bêlement des chèvres bien plus que de simples bêlements. Pour moi, le pilon où on écrasait les grains de café représentait beaucoup plus qu’un simple mouroir de graines. Je savais que j’étais quelque chose, mais sans savoir quoi. C’est en rencontrant Saint-Félix Johny, mon professeur de français, vers le début de mon troisième cycle scolaire, que j’ai su que j’étais de cette drôle de race d’humains. Il m’a initié tôt aux grands classiques de la littérature et m’a fait comprendre que mes simples textes pouvaient s’appeler autrement. C’est terrible l’idée d’être révélé à soi-même par une entité extérieure. En huitième année, je lisais déjà Saint-John Perse, sans comprendre grand-chose.
Je suis donc arrivé à la poésie, comme tous poètes, je suppose, par besoin de jeter hors de moi les aléas de l’âme,mettre une couche de peinture sur la laideur du monde ou encore pour me nommer, tout simplement.
2. « J’ai un cimetière dans la bouche » est une image puissante et troublante. Pouvez-vous nous en expliquer le sens profond et ce qu’elle représente pour vous ?
JS : J’ai un cimetière dans la bouche, mon deuxième recueil, est fruit de durs constats liés à l’extravagance de l’insécurité et le désordre généralisé d’Haïti. Je suis profondément un poète des lieux. Tous les lieux : ceux des amis, des inconnus autant que les miens. Et c’est de ces lieux que me viennent les outils pour écrire. L’anonyme qui gît dans son sang à Delmas 2 me parle autant qu’un ami d’enfance qui crève en plein centre de ma ville. Et à un moment donné, je me suis rendu compte que beaucoup de noms que je prononçais étaient des noms de défunts, comme si mes dents, à trop citer des noms de morts, devenaient ‘tombes’, d’où ce titre ronflant.
3. En tant qu’auteur haïtien, comment la culture et l’histoire d’Haïti influencent-elles votre écriture ? Quels thèmes récurrents abordez-vous et pourquoi ?
JS : Je me verse beaucoup plus dans l’instant que dans l’histoire. Chaque époque enfante ses écrivains, ses témoins. Si pour certains c’était l’occupation Américaine, pour d’autres le régime des Duvalier, pour moi c’est la banalisation de la mort, Port-Au-Prince qui devient un cimetière à ciel ouvert, les barricades, l’absence de repères, les incendies criminels, les gens chassés de leurs quartiers. Je pense que le sujet que je traite le plus est notre mal de peuple.
Sur vos œuvres et leur signification
4. Votre recueil « Les oraisons du vide » a reçu le Prix Jean Métellus en 2024. Que signifie ce prix pour vous ? Qu’est-ce qui vous a inspiré dans ce recueil ?
JS : C’est quasiment mon plus grand accomplissement littéraire jusqu’à présent, le prix Jean Métellus. Je pense que cela peut contribuer à avoir foi au poème, dire qu’il est utile. Mais aussi me permettre d’élargir le cadre, me persuader que je suis sur le bon chemin. Comme je l’ai dit, j’écris rarement sans hurler mes lieux ; Les oraisons du vide s’inscrit dans la continuité de cette plaidoirie à dire non, à identifier le malheur, à pointer du doigt sa source. Et comme la réalité est parfois trop rude à avaler crue, j’anesthésie le tout par le sourire des fillettes au milieu des décombres, à la marche des petits garçons qui ont quitté l’école, l’amour que l’on porte à une femme.
5. Le thème du vide semble récurrent dans votre œuvre. Pourquoi cette thématique, et qu’essayez-vous de transmettre au lecteur à travers elle ?
JS : Attention, ce n’est pas mon vide. Le vide est l’affaire de tout le monde, ou du moins de celui ou celle sujet au constat. Et je refuse d’en parler comme le simple fait de vider quelque chose de sa substance première. Le vide que je hurle est autant celui de l’espace que l’on nous oblige à quitter que celui de notre for intérieur dont le nouvel espace n’arrive à combler. C’est l’amertume du manque commun et personnel.
6. Quels sont vos poètes ou écrivains favoris et comment influencent-ils votre travail, si c’est le cas ?
JS : Un tas de noms me monte dans la tête : j’adore Anthony Phelps, Yves Bonnefoy que j’ai découvert récemment, Raymond Queneau, Davertige, Vénus Khoury-Ghata que je lis en ce moment. – Dès que je commence à trop aimer un poète au point qu’il m’influence, je dépose son œuvre. S’il y a quelque chose de précieux pour le poète c’est le style et dès qu’on pense trouver le sien, il ne faut pas le détruire en essayant de s’approprier l’autre.
Sur votre succès et votre reconnaissance littéraire
7. Vous avez remporté des prix importants comme le Prix Jean Metellus. Comment vivez-vous cette reconnaissance ? Cela a-t-il influencé votre écriture ou vos ambitions ?
JS : Assez bien. Jouir du fait de pouvoir lier son travail à quelque chose qui prône l’excellence est énormissime et tous les prix littéraires, y compris le Jean Métellus, s’inscrivent dans cette démarche. Par ailleurs, il ne faut surtout pas se laisser influencer par la récompense ni penser à changer sa perception de l’écriture à partir d’un prix remporté, il faut plutôt travailler à s’améliorer sur le même chemin. La récompense est une invitation à ne pas se dévier, c’est ce que je crois.
8. Quelle est votre réaction face à la description « une étoile dans le firmament littéraire » ? Comment percevez-vous votre impact dans la littérature haïtienne et au-delà ?
JS : Je ne suis pas persuadé d’être une étoile ; une bougie serait déjà bien. L’expression me touche mais il faudrait lui faire honneur, tenir la promesse qu’elle évoque et je déteste promettre, cela me rend esclave de ma parole. En ce qui a attrait à l’impact, je ne pense pas que c’est à moi de le définir mais à mes œuvres et ces dernières ont tendance à être maîtresses d’elles-mêmes une fois lâchées dans la nature. En tout cas, j’espère me faire un nom parce que c’est tout ce qui appartient à un auteur, son nom.
Sur la place de la littérature haïtienne dans le monde
9. Comment percevez-vous l’importance de la littérature haïtienne sur la scène internationale ? Quels défis et opportunités voyez-vous pour les auteurs haïtiens aujourd’hui ?
JS : le Nobel de Littérature dans la génération 70-80. – Les principales difficultés de nos auteurs aujourd’hui, surtout ceux qui vivent en Haïti, est le manque de moyens de travail. Les conditions ne sont pas réunies pour qu’un artiste produise à 100% de ses capacités et l’État, grand absent qu’il est, ne s’en soucie pas. – Les opportunités se trouvent ailleurs, malheureusement : une exportation de sa pensée, et certains écrivains n’arrivent pas à se faire connaître sur leur sol natal.
10. Le Salon du livre Haïtien de Paris est un événement important. Qu’espérez-vous apporter au public de cet événement et qu’en attendez-vous pour la littérature haïtienne ?
JS : Un événement littéraire de grande envergure comme le Salon Haïtien du livre de Paris est un bel espace pour échanger, discuter et dire Haïti. Déjà pouvoir y signer mes deux derniers livres me paraît assez satisfaisant, le mot d’ordre est de rencontrer de nouveaux lecteurs, proposer ce souffle poétique des villes en fuite mais aussi l’espoir qui ne meurt pas. Qui ne doit surtout pas mourir.
Sur votre processus créatif
11. Comment se déroule votre processus d’écriture ? Avez-vous des rituels, des moments particuliers où vous écrivez ?
JS : J’écris essentiellement la nuit, (non par choix mais par manque de temps) une tasse de thé au gingembre sous la main. J’écris à l’appel du cœur ou du poème, l’un ne marche pas sans l’autre d’ailleurs. Parfois ça pleut des vers et parfois c’est le sec total. Quand c’est le cas, je ne force pas.
12. La poésie est souvent une exploration intérieure. Comment décririez-vous l’état d’esprit ou l’énergie qui accompagne vos créations ?
JS : Ecrire, c’est comme suivre une lumière la nuit, on ne voit qu’elle. Quand j’écris, j’essaie de faire en sorte que le temps ne soit pas un problème, les gens aussi. Je me dispose, fixant le poème qui vient à moi, ensuite ce sera à lui de déterminer sa nature.
Pour conclure
13. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes auteurs haïtiens qui souhaitent se lancer dans l’écriture poétique ?
JS : Je leur dirai de lire. À lire tout le temps. De tout. De n’importe quoi. Surtout de la poésie. De rencontrer des gens qui ont une idée de la poésie, de participer à des ateliers d’écritures poétiques. Et puis après, d’écouter leur cœur. Le cœur sait tout.
14. Quels projets avez-vous pour l’avenir ? Travailleriez-vous sur de nouveaux recueils, ou sur d’autres formes littéraires ?
JS : Je viens de terminer un roman qui m’a pris un certain temps dans la couture. Je travaille aussi sur un recueil qui me tient à cœur en ce moment. J’expérimente, j’écris tout le temps. Il faut dire que mes projets d’écriture ne sont pas faits initialement pour être publiés mais pour me satisfaire personnellement.
15. Posez-vous une question (Rire), n’importe quelle question, et répondez-y.
JS : Bière ou Rhum ? De la bière. Je me pose cette question pour dire à Geordany Fleurilus qu’il m’en doit quelques-unes.
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